Deux ans de travail réellement en commun nous ont permis de corriger et d’approfondir nos intuitions de départ, tout en soumettant notre méthode à une constante épreuve pour la valider et l’affermir.
Nos nombreux ateliers (réunions thématiques, organisation de conférences et d’un colloque) ont a chaque fois donné lieu à un échange positif vraiment enrichissant, mais – fait qui n’a cessé de nous surprendre – toujours là où ne l’attendait pas. Tout un pan de notre recherche effective (qui donnera lieu à l’axe 4) a donc consisté à thématiser et analyser l’interaction concrète en quoi consiste la rencontre interdisciplinaire atteinte.
Très vite, nous nous sommes rendus compte que l’horizon partagé d’un discours commun (« anthropobiologique ») ne suffisait pas à rendre déjà commensurables nos préoccupations et nos démarches propres. Quoiqu’intéressantes par elles-mêmes, nos séances portant sur les « objets frontières » (notamment l’ « exaptation » – concept biologique proposé par Stephen Jay Gould1 puis exporté et revendiqué en sciences sociales) ne permettaient qu’une comparaison de simple curiosité entre nos univers parallèles.
La véritable rencontre n’a eu lieu qu’à l’occasion d’un travail collectif de critique réflexive (méthodologique et épistémologique) sur nos biais disciplinaires propres : chacun a été alors amené à positionner sa perspective et sa problématique par rapport à celles des autres, et cet effort de mise en commensurabilité a ainsi permis a chacun de situer son objet par rapport à celui des autres dans le complexe commun que représente le phénomène entier « homme ».
Ainsi l’atelier portant sur « la conscience » (animé par un masterant de biologie et une doctorante en neurosciences) – loin de se contenter de juxtaposer « ce qu’il y a d’objectif, dans la conscience, révélé par les sciences exactes » et « ce qu’il y a de subjectif, commenté par les sciences humaines » – proposait à la discussion une réflexion sur les conditions d’une constitution pertinente de la conscience en objet de science (humaine ou exacte). « Qu’est-ce que biologie et neurophysiologie ont à dire de la conscience, et en quoi consiste cet objet qu’ils découpent dans le phénomène humain total ? » – telle est en substance la question travaillée ensemble. Les résultats de cet atelier ont d’ailleurs été confrontés l’année suivante au jugement et à l’analyse d’un médecine réanimateur du département de transplantations des Hospices Civils de Lyon, afin de faire passer ces modélisations théoriques sous la critique des urgences de la pratique (la prise en charge différenciée d’un patient en coma éveillé ou dépassé).
Développer progressivement une manière de discuter réellement interdisciplinaire nous en même temps permis de recalibrer notre démarche de recherche. L’objet reste inchangé : il s’agit de poser ensemble le problème qui tient dans cette question – « que signifie, pour l’homme, le fait d’être d’abord un être vivant ? ». Les motivations de cette recherche, quoiqu’encore plus fondées à nos yeux, restent aussi inchangées : il s’agit toujours de revendiquer l’irréductibilité d’un point de vue holistique qui se place délibérément en-deçà de la spécification disciplinaire (de sa projection d’un certain mode d’intelligibilité sur le phénomène, donc de sa réduction conséquente) parce qu’il n’est pas insignifiant que l’homme soit à la fois un organisme et un être historique.
Le simple fait de cette dualité – qui, par sa forme même, ne peut pas être l’objet d’une science – doit être attesté et reconnu à sa juste valeur, parce qu’il redouble chaque perspective trop unilatérale (existentielle ou biologique) d’une seconde perspective, aussi complémentaire qu’hétérogène. Tenter, à notre niveau, « l’interprétation existentielle des faits biologiques » (selon le mot de Hans Jonas2) et, symétriquement, la réinscription des pratiques historiques dans les corps organiques : cet esprit du Laboratoire Junior demeure sensiblement le même.
Nos deux ans d’exploration nous ont cependant beaucoup appris : ce n’est ni en désirant fondre nos disciplines en une superdiscipline, ni en accumulant les savoirs spécifiques supposés complémentaires sur l’homme que nous parviendrons à décrire ensemble ce qu’implique (pour nos approches respectives) la prise en compte de cette dualité de l’humain organique et historique. Il nous semble aujourd’hui que c’est plutôt en poursuivant l’effort de différenciation critique entre les « points de vue » (au sens de la métaphore optique) disciplinaires que nous parviendrons à expliciter pour nous-mêmes ce en quoi consisterait la signification culturelle de l’organique spécifique à l’humain, et symétriquement la signification vitale de l’interaction historique avec un milieu biotique et social.
En se fondant sur tous nos résultats acquis jusqu’à présent, nous avons précisé et spécifié les axes d’une exploration bien entamée, afin d’aller beaucoup plus loin dans certaines directions bien définies :
En plus d’être représentatifs de notre travail, ces quatre axes nous paraissent toucher au plus près le cœur de notre problème – la signification de la corporéité d’une existence, l’interface entre action, sensibilité et intelligence, la puissance et la fragilité d’une normativité à la fois vitale et sociale, avec enfin la rupture et la continuité entre « l’enquête » vivante (Dewey 3) et la recherche théorique proprement humaine – particulièrement dans sa reprise réflexive lorsque la vie connaît la vie par l’intermédiaire de l’homme (Canguilhem4).
Gould, Stephen J., « Exaptation - a missing term in the science of form », in Paleobiology 8, vol.1, 1982, pp. 4-15
Jonas, Hans, Le phénomène de la vie, vers une biologie philosophique (1966), Bruxelles, De Boeck, 2001
Dewey, John, Logique - La théorie de l’enquête (1938), Paris, Vrin, 1993
« Si la pensée et la connaissance s’inscrivent, du fait de l’homme, dans la vie pour la régler, cette même vie ne peut pas être la force mécanique, aveugle et stupide qu’on se plaît à imaginer quand on l’oppose à la pensée » (CANGUILHEM, Georges, « La pensée et le vivant », La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p.12)