EHVI
 

Démarche et méthode

Inventer la rencontre malgré l’irréductible différence entre disciplines

Penser en commun

La méthode que nous avons déve­lop­pée au cours de ces deux ans vise à réunir des condi­tions opti­ma­les pour la ren­contre inter­dis­ci­pli­naire 1. Reposant sur un équilibre dyna­mi­que (anti­ci­pa­tion réci­pro­que) entre réflexi­vité et inter­dis­ci­pli­na­rité, elle consiste à fonder la dis­cus­sion non pas tant sur « ce que chacun sait », mais plutôt sur la préoc­cu­pa­tion et la pers­pec­tive « d’où il parle ». Dès lors, ce que nous échangeons au cours du débat – car débat il y a, tant les impli­ca­tions de nos posi­tions dis­ci­pli­nai­res res­pec­ti­ves sont exclu­si­ves – ce sont d’abord des façons de poser des pro­blè­mes que nous jugeons cru­ciaux pour com­pren­dre l’homme vivant. Ce que l’inter­lo­cu­teur retire alors d’un tel échange, c’est une sen­si­bi­li­sa­tion à des enjeux aux­quels il était jusqu’ici resté insen­si­ble – par une déci­sion métho­di­que (légi­time et requise par sa démar­che dis­ci­pli­naire).

La double exigence de nos séances : échange authentique et rigueur

Dans la mesure où nous croyons fer­me­ment qu’il ne peut y avoir de connais­sance que dis­ci­pli­naire (car fondée sur une méthode et un para­digme expli­ca­tif) et que l’inter­dis­ci­pli­na­rité ne sau­rait pré­ten­dre à l’ « a-dis­ci­pli­na­rité » sans aban­don­ner toute pré­ten­tion à la rigueur, nous nous effor­çons de fonder notre dia­lo­gue inter­dis­ci­pli­naire sur nos com­pé­ten­ces dis­ci­pli­nai­res res­pec­ti­ves de chaque par­ti­ci­pant.

C’est pour­quoi, même si nos séan­ces pren­nent à chaque fois une forme dif­fé­rente (puis­que nous y expé­ri­men­tons des maniè­res de se ren­contrer), un parti-pris métho­do­lo­gi­que se retrouve sans excep­tion à toutes nos réu­nions : pre­nant pour thème de dis­cus­sion un phé­no­mène humain com­plexe (concret, pra­ti­que et par là mul­ti­di­men­sion­nel), nous deman­dons à chacun de témoi­gner de l’inter­ro­ga­tion que sa for­ma­tion et sa recher­che dis­ci­pli­nai­res reconnaît comme déci­sive à propos de ce phé­no­mène ; la diver­sité des inter­lo­cu­teurs a rapi­de­ment pour effet une dif­frac­tion de ce phé­no­mène uni­taire en une mul­ti­pli­cité de points de vue – non pas sub­jec­tifs et rela­tifs aux indi­vi­dua­li­tés pré­sen­tes, mais fidè­les autant que pos­si­ble à notre appar­te­nance dis­ci­pli­naire propre. Ces points de vue repré­sen­tent ainsi les dif­fé­rents objets que cons­truit chaque dis­ci­pline en opé­rant sa réduc­tion métho­do­lo­gi­que du phé­no­mène entier.

Le « détour réflexif » : moyen d’un « retour sur soi selon l’autre »

Or ce qui rend une « pensée en commun » pos­si­ble et féconde, c’est le fait que cette objec­ti­va­tion n’est pas seu­le­ment l’appli­ca­tion au phé­no­mène de concepts inhé­rents à une théo­rie – sans quoi il y aurait effec­ti­ve­ment une incom­men­su­ra­bi­lité indé­pas­sa­ble de nos dis­cours. Nous veillons en effet sys­té­ma­ti­que­ment à ce que chacun, en pré­sen­tant le modèle expli­ca­tif à quoi sa dis­ci­pline réduit le phé­no­mène pour le rendre intel­li­gi­ble, ne s’en tienne pas à l’expo­si­tion d’un fait à l’évidence duquel il fau­drait se rendre : nous deman­dons à ce que cette cons­ti­tu­tion de l’objet soit recontex­tua­li­sée dans un cadre pro­blé­ma­ti­que, et que celui-ci soit à son tour réins­crit dans la préoc­cu­pa­tion à l’ori­gine de l’inves­ti­ga­tion métho­di­que.

Parce qu’il se fait dans un groupe et qu’il lui est adressé, un tel tra­vail réflexif sur sa propre démar­che de connais­sance permet d’aug­men­ter la com­men­su­ra­bi­lité entre les points de vue dis­ci­pli­nai­res : non pas au sens où ils appa­raî­traient una­ni­mes sur un « point commun » a minima, mais au contraire au sens où, dès lors qu’ils com­pa­rent leurs démar­ches et leurs inté­rêts pour la ques­tion, il leur devient pos­si­ble de dis­cu­ter, voire de débat­tre.

Faire réellement dialoguer des connaissances sans trahir leurs spécificités

Le cœur de notre tra­vail est donc cet effort pour cons­tam­ment situer les pers­pec­ti­ves dis­ci­pli­nai­res les unes par rap­port aux autres dans leurs inté­rêts et leurs pra­ti­ques dif­fé­rents en direc­tion d’une même réa­lité – l’homme vivant. Le titre même du Laboratoire Junior fait réfé­rence à la « théo­rie de l’enquête » de Dewey, sui­vant laquelle les cons­truc­tions de la logi­que elle-même auraient leur ori­gine dans la confron­ta­tion du vivant avec les pro­blè­mes que cons­ti­tue pour lui son milieu en per­pé­tuel deve­nir.

Aussi sui­vons-nous Dewey pour pro­po­ser cette inter­pré­ta­tion du « fait de la com­men­su­ra­bi­lité » de nos dis­cours dis­ci­pli­nai­res (à la condi­tion qu’on situe res­pec­ti­ve­ment leurs enjeux) : les pro­blé­ma­ti­ques que cons­truit chaque dis­ci­pline à partir d’une méthode et d’un para­digme théo­ri­que sont moti­vées par un pro­blème (qu’on pour­rait dire « réel » au sens où, bien qu’il nous résiste dans la confron­ta­tion, on ne peut pas le saisir direc­te­ment, sans la média­tion de sa mise en intel­li­gi­bi­lité dis­ci­pli­naire) ; l’homme vivant confronté à de tels pro­blème devient a for­tiori un nœud de tels pro­blè­mes pour lui-même, et c’est cette com­plexité que nous ten­tons de tou­cher du doigt en remon­tant des répon­ses dis­ci­pli­nai­res (les connais­san­ces posi­ti­ves cons­ti­tuées) aux ques­tions qu’elles vien­nent résou­dre, et encore en amont aux pro­blè­mes (c’est-à-dire aux enjeux vécus dans notre exis­tence de vivant humain – notre inte­rac­tion avec le réel) que ces ques­tions thé­ma­ti­sent et met­tent en forme.

Ainsi nous semble-t-il que si le bio­lo­giste et le dan­seur peu­vent se com­pren­dre au sens où chacun voit l’inté­rêt de la recher­che de l’autre (alors que la moda­lité de ces recher­ches sont aussi éloignées que la théo­rie de la pra­ti­que), c’est qu’il leur a été pos­si­ble de relier leur propre inves­ti­ga­tion à une réa­lité mul­ti­di­men­sion­nelle – l’homme vivant concret – dont la com­plexité exige plus d’une appro­che.

Un enrichissement réciproque entre chaque membre et l’ensemble du groupe

Mais quel est l’inté­rêt d’une telle com­pa­rai­son entre recher­ches dis­ci­pli­nai­res ? À un niveau per­son­nel, l’assi­duité et la conti­nuité de la par­ti­ci­pa­tion de ses mem­bres montre assez qu’ils trou­vent dans ce tra­vail en groupe un inté­rêt réel vis-à-vis de leurs pro­pres recher­ches, et ce alors même que l’objet de la réflexion com­mune ne cor­res­pond – par prin­cipe – pas direc­te­ment à leur sujet de recher­ches. Les retours des par­ti­ci­pants (notam­ment à tra­vers leurs com­men­tai­res aux billets du Carnet de recher­ches) lais­sent penser que l’inves­tis­se­ment dans la dyna­mi­que du Laboratoire Junior renou­velle la pers­pec­tive qu’ils adop­tent sur leur propre démar­che : tout se passe comme si le recul qu’ils pre­naient grâce à la dis­cus­sion leur four­nis­sait l’occa­sion de mieux com­pren­dre la spé­ci­fi­cité et la légi­ti­mité de ce qu’ils font.

Quand réflexi­vité et inter­dis­ci­pli­na­rité s’appel­lent l’une l’autre, le groupe apporte quel­que chose aux inter­lo­cu­teurs, et inver­se­ment chacun apporte ce que per­sonne n’aurait pu four­nir à sa place. C’est la raison pour laquelle l’équipe formée chaque année n’est pas ano­nyme et inter­chan­gea­ble : le débat inter­pré­ta­tif qui fait l’essen­tiel de la réu­nion repose sur la per­cep­tion que chaque apprenti-cher­cheur a de sa dis­ci­pline (de ses pro­blè­mes, de ses métho­des) à force d’y tra­vailler. Par ailleurs, un nombre de plus en plus grand de mem­bres ont changé d’appar­te­nance dis­ci­pli­naire au cours de leur for­ma­tion ou de leur tra­vail de recher­che : un tel regard hybride aide aussi à gal­va­ni­ser l’échange des pers­pec­ti­ves sur une même réa­lité.

Comment une entreprise interdisciplinaire produit-elle des savoirs ?

Du point de vue des savoirs pro­duits, on peut dis­tin­guer deux niveau de fer­ti­lité des échanges inter­dis­ci­pli­nai­res.

Au pre­mier niveau, les par­ti­ci­pants, qui pren­nent appui sur leurs com­pé­ten­ces dis­ci­pli­nai­res, inter­vien­nent et réa­gis­sent pour cher­cher vrai­ment à com­pren­dre ce qui motive les recher­ches des autres : lors­que la cohé­rence et le bien-fondé (voire l’urgence) de ces autres inves­ti­ga­tions lui appa­rais­sent, il est sen­si­bi­lisé à une nou­velle dimen­sion de la réa­lité qui fait l’objet de son tra­vail ; et même s’il faut tou­jours que cette « face cachée du phé­no­mène » reste en dehors de son objet déli­mité par déci­sion métho­di­que, il ne se rap­por­tera plus de la même manière à cette partie du tout com­plexe « homme vivant » à laquelle il s’est fami­lia­risé et sur laquelle il pro­duit objec­ti­ve­ment des connais­san­ces.

Que s’est-il donc passé dans ce chan­ge­ment de rela­tion qu’on a à son propre objet de connais­sance ? Précisément, sur le mode de la « culture géné­rale », chacun décou­vre, grâce aux préoc­cu­pa­tions des autres, des enjeux pra­ti­ques et concrets (mais aussi au contraire plus spé­cu­la­tifs sur le mode d’une expé­rience de pensée) qui vont rétros­pec­ti­ve­ment éclairer sous un jour nou­veau le rap­port qu’entre­tient l’objet de sa dis­ci­pline propre avec la réa­lité qu’il vient modé­li­ser.

Les enjeux bioé­thi­ques en offrent ainsi un exem­ple massif : il faut déjà avoir pris de la dis­tance par rap­port à l’objet « orga­nisme » cons­truit par la bio­lo­gie pour être sen­si­bi­lisé aux pro­blè­mes qu’une mani­pu­la­tion incondi­tion­nel­le­ment tech­ni­que pose quant à la dignité humaine. On sou­tient que, si les connais­san­ces pro­pre­ment dites relè­vent exclu­si­ve­ment de l’ascèse dis­ci­pli­naire, la pro­fon­deur de champ que déve­loppe chaque membre vis-à-vis de la réa­lité qu’il s’efforce d’objec­ti­ver cons­ti­tue un savoir ; et ce sont pré­ci­sé­ment ces savoirs que nous mutua­li­sons.

Aussi le second niveau de fer­ti­lité émerge de la pro­duc­tion du groupe entier : les traces écrites et autres formes de syn­thèse thé­ma­ti­sent, d’une manière à chaque fois dif­fé­rente, la com­plexité du vivant humain. Or cette mul­ti­di­men­sion­na­lité dont jus­te­ment il est ques­tion ne nous appa­raît jamais d’emblée, mais au contraire tou­jours à tra­vers l’entrée en réso­nance des appro­ches dont elle est l’objet. L’homme vivant est d’abord un phé­no­mène dont l’expli­ca­tion, quoi­que réelle et pro­gres­sive, reste iné­pui­sa­ble. Et com­pren­dre en quoi consiste cette com­plexité (et ce qu’elle impli­que concrè­te­ment, du point de vue pra­ti­que ou épistémologique), c’est pré­ci­sé­ment ce qui fait savoir au terme d’un tra­vail pas­sant essen­tiel­le­ment par l’auto­cri­ti­que col­lec­tive et la confron­ta­tion à l’alté­rité.

Aussi la pro­duc­tion scien­ti­fi­que des recher­ches pro­pres au Laboratoire Junior porte-t-elle expli­ci­te­ment sur la syn­thèse de tels savoirs : loin d’être un dis­cus­sion à bâtons rompus, l’échange inter­dis­ci­pli­naire au cours d’une réu­nion consiste en ce tra­vail de pro­duc­tion d’un savoir situé en-deçà des connais­san­ces dis­ci­pli­nai­res sur l’homme. Le statut épistémologique spé­ci­fi­que de ce savoir tient à ce qu’il ne relève d’aucune « super­dis­ci­pline » : il lui est struc­tu­rel­le­ment impos­si­ble d’attein­dre une quel­conque objec­ti­vité, puisqu’il consiste jus­te­ment à faire dia­lo­guer inti­me­ment des cri­tè­res de vérité incom­men­su­ra­bles (la vérité scien­ti­fi­que, la « vérité du vécu », l’authen­ti­cité de valeurs pola­ri­sant le vivant, etc.) ; mais ce savoir n’en a sans doute pas moins une consis­tance et une per­ti­nence pro­pres.

Quelques exemples de notre méthode

Entre les séances : une unité organique permise par la démarche

Les séan­ces étant expé­ri­men­ta­les quant à leur forme, on peut les pré­sen­ter comme un essai de diver­ses « varia­tions » sur un « thème ». La struc­ture cons­tante est une dis­cus­sion cri­ti­que (donc polé­mi­que) où le débat ne doit jamais amener les inter­lo­cu­teur a essayer d’avoir raison. Dans la mesure en effet où nous ne cher­chons ni à s’enten­dre sur une posi­tion consen­suelle (comme dans un Comité d’éthique, par exem­ple) ni à dépar­ta­ger la vérité et l’erreur selon la norme de l’un ou l’autre dis­cours, la cri­ti­que doit impé­ra­ti­ve­ment pren­dre la forme sui­vante : refu­ser la pré­ten­due auto­suf­fi­sance d’une concep­tion qui, sous pré­texte d’être un « pur fait » ou un résul­tat objec­tif, pré­ten­drait à une évidence incontes­ta­ble ; et au contraire, deman­der de jus­ti­fier une posi­tion en la pré­sen­tant comme la réponse à un pro­blème qui pourra être ren­contré par d’autres démar­ches scien­ti­fi­ques, quoi­que orienté fort dif­fé­rem­ment.

Ainsi, par exem­ple, de l’évolution : le débat n’y porte pas sur son statut de fait ou de théo­rie, mais plutôt sur ce qu’impli­que le mode de penser évolutionniste dans la façon de poser dif­fé­rents pro­blè­mes concer­nant l’homme vivant. L’échange por­te­rait ainsi sur les inter­ro­ga­tions sui­van­tes : qu’est-ce que cela signi­fie d’affir­mer que la ratio­na­lité est un avan­tage sélec­tif « acquis » par muta­tion géné­ti­que puis sélec­tion­née du fait de son influence sur la dif­fu­sion du géno­type mutant ? Jusqu’où cela est-il per­ti­nent, c’est-à-dire qu’est-ce que cela permet de com­pren­dre ? En quoi le statut « objec­tif » de cette expli­ca­tion vien­drait court-cir­cui­ter d’autres concep­tions de la ratio­na­lité ? Qu’essaie-t-on de dire de la ratio­na­lité en la pré­sen­tant ainsi, c’est-à-dire à quelle dimen­sion du pro­blème qu’elle cons­ti­tue en géné­ral s’atta­que-t-on par cette appro­che ?

Second élément de cohérence entre séances : le prolongement

En contre­point de cette expé­ri­men­ta­tion for­melle d’une séance à l’autre, nous fai­sons au maxi­mum des ponts entre séan­ces pour assu­rer une conti­nuité dans la réflexion pro­lon­gée : un sys­tème de séan­ces « pré­pa­ra­tion à » et de séan­ces « retour sur » enca­dre un cer­tain nombre d’ate­liers afin d’ini­tier une véri­ta­ble direc­tion à la pensée col­lec­tive. C’est bien de cette manière que nos axes actuels ont été déga­gés : ces lignées de séan­ces des­si­nent des direc­tions pri­vi­lé­giées à la recher­che d’une façon à la fois spon­ta­née et cri­ti­que.

À titre d’illus­tra­tion de cette diver­sité for­mant une conti­nuité, on pour­rait citer dif­fé­ren­tes formes qu’a prise notre coo­pé­ra­tion ces deux der­niè­res années : de nom­breu­ses séan­ces pro­po­sées et menées par les mem­bres (autres que les res­pon­sa­bles), plu­sieurs séan­ces sur invi­ta­tion d’inter­ve­nants exté­rieurs, l’orga­ni­sa­tion de confé­ren­ces (ouver­tes à un public effec­ti­ve­ment plus large) ainsi que d’autres évènements scien­ti­fi­ques 2, la par­ti­ci­pa­tion à des évènements scien­ti­fi­ques exté­rieurs au niveau natio­nal, l’écriture col­lec­tive d’arti­cles (notam­ment pour les actes de ces événements scien­ti­fi­ques), mais aussi la mise en place d’un carnet de recher­che en ligne et la mise à dis­po­si­tion de docu­ments et des enre­gis­tre­ments via le site inter­net du Laboratoire Junior.

L’explicitation détaillée de cette méthode et la justification qu’on en propose ont fait l’objet de la communication soumise au Colloque international de Limoges des 1 et 2 décembre 2010 et retenue pour la publication de ses actes (en cours).

Notamment deux journées de colloque, l’une ayant lieu le 23 novembre 2011 au Campus de la Doua, et l’autre étant prévue pour la mi-mai 2012 (voir le « Calendrier » pour plus de détails à ce sujet).