Une enquête sur l’homme vivant doit se confronter de façon centrale au problème de la conscience réfléchie et intersubjective : sagit-il d’une césure essentielle entre humanité et animalité ? Toutefois, notre démarche et notre hypothèse de départ nous inclinent à discuter cette question large et classique dans une perspective transversale bien plus précise : quel est le lien entre la forme spécifique (irréductiblement originale) de la conscience humaine et la corporéité de celle-ci ? Autrement dit, la rupture que constitue la conscience de soi n’émerge-telle pas sur fond d’une continuité (entre animal et humain) de présence au monde sensible et attentive ?
Si « cela fait quelque chose d’être une chauve-souris » (pour reprendre l’analyse de Thomas Nagel1), cette teneur phénoménologique de l’être organique doit déjà être élucidée pour que s’éclairent ensuite les modalités du détachement réflexif de la conscience à travers la médiation des autres. Par cette approche, on a le sentiment d’être fidèle à une position et une interrogation canguilhémiennes : « Nous pensons être aussi vigilant que quiconque concernant le penchant à tomber dans l’anthropomorphisme. Nous ne prêtons pas aux normes vitales un contenu humain, mais nous nous demandons comment la normativité essentielle à la conscience humaine s’expliquerait si elle n’était pas de quelque façon en germe dans la vie »2.
Plus particulièrement, que nous apprennent les expérimentations éthologiques3 sur le stade du miroir chez les primates ? Le fait qu’il y ait un vécu du corps chez un animal par ailleurs capable d’association d’idées et d’inférences résume-t-il exhaustivement le phénomène de conscience de soi ? Le rapport à mon propre corps – dans la perception de soi spécifiquement humaine – n’est-il pas médiatisé par le regard des autres, si bien qu’il n’y ait pas jusqu’à la conscience la plus incarnée qui ne soit, chez l’homme, socialement car intersubjectivement constituée ? Loin de m’isoler en un cercle solipsiste, mon corps organique est toujours déjà en relation interactive et polémique avec le corps des autres ; vécu (conscience immédiate) et pensée en première personne sont ainsi tout aussi inséparables de ma vitalité (condition organique) que de ma socialisation (contexte d’altérité).
NAGEL, Thomas, « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review, vol. 83, 4, oct.1974, pp.435-50
CANGUILHEM, Georges, Le Normal et le pathologique (1943), Paris, PUF, 2005, p.77. Nous soulignons.
GALLUP, Gordon Jr., « Chimpanzees : Self Recognition », Science, vol. 167, jan-mar 1970, pp.86-87