EHVI
 

La question des monstres dans son rapport aux limites de la nature humaine

Conférence de Pierre Ancet

Pierre Ancet, maître de confé­ren­ces en phi­lo­so­phie à l ‘Université de Bourgogne (au Centre Georges Chevrier – UMR CNRS 5605) a donné cette confé­rence – sous-titrée “Monstres, han­di­cap, téra­to­lo­gie” - le 10 décem­bre 2010, à l’ENS de Lyon.

Présentation

« L’indi­vidu dont le corps est jugé mons­trueux inter­roge les normes, normes bio­lo­gi­ques et normes socia­les, sur­tout lorsqu’il naît au sein de l’espèce humaine. Il n’est pas en effet de pire mons­truo­sité que celle qui s’appuie sur une cer­taine proxi­mité avec l’obser­va­teur. Mais cette proxi­mité engen­dre toute une série de réac­tions de défense, qui per­met­tent de réflé­chir de manière contem­po­raine à la façon dont nous envi­sa­geons le grave han­di­cap phy­si­que ou la défi­gu­ra­tion. Le rap­port aux corps jugés mons­trueux en Occident sera envi­sagé à tra­vers des réfé­ren­ces à la téra­to­lo­gie scien­ti­fi­que des XIXe et XXe siè­cles, contem­po­raine de l’appa­ri­tion des gran­des exhi­bi­tions popu­lai­res des corps (comme le cirque Barnum aux USA). Nous nous appuie­rons sur de nom­breu­ses images d’époque pour réflé­chir à l’évolution de ce regard. » (Pierre Ancet)

Synthèse

La démar­che que nous a pro­posé Pierre Ancet, cet après-midi de décem­bre, rejoint exac­te­ment la méthode expé­ri­men­tée lors de la séance consa­crée à la réflexi­vité : pour nous faire réflé­chir sur les condi­tions sub­jec­ti­ves et inter­sub­jec­ti­ves d’une ren­contre saine entre per­sonne han­di­ca­pée et per­sonne valide, Pierre Ancet a choisi de nous faire vivre l’expé­rience de l’objet de réflexion afin d’orien­ter notre atten­tion sur notre res­senti, nos réac­tions irré­flé­chies ainsi que sur ces ques­tions que nous nous posions en nous-mêmes, sou­vent à l’insu de notre cons­cience.

Ainsi, pour déve­lop­per en pro­fon­deur le pro­blème du rap­port entre les normes (bio­lo­gi­ques, socia­les) et l’humain, Pierre Ancet a abordé la ques­tion du point de vue de l’expé­rience concrète : expé­rience affec­tive de notre per­cep­tion d’un corps dif­forme, d’une part, vécu (expé­rience inté­rieure, image du corps) propre à une per­sonne han­di­ca­pée, de l’autre.

Or, c’est en nous les fai­sant expé­ri­men­ter per­son­nel­le­ment que Pierre Ancet a thé­ma­tisé les deux obs­ta­cles majeurs à la ren­contre – et la solu­tion qu’il en pro­po­sait :

  • contre les “mécanismes de défense” qu’en tant que personnes valides nous mobilisons inconsciemment pour mettre l’autre à distance : prendre conscience et comprendre notre ressenti et nos réactions spontanées permet de s’en libérer, et ainsi être en bonne intelligence avec la personne en situation de handicap.
  • contre le “préjugé validiste” (la projection de ma propre image du corps comme un vécu supposé universel) et “l’illusion de l’empathie” (me faisant croire que je peux me mettre à la place de quelqu’un en situation de handicap) : un partage d’expérience fondé sur la réciprocité peut au contraire donner à chacun de quoi interpréter la subjectivité irréductible de l’autre.

Le fil rouge de cette réflexion sur les normes tient ainsi au regard à tra­vers lequel j’existe par l’autre – ou au contraire par lequel mon exis­tence est niée. Aussi faut-il pré­ci­ser les sta­tuts res­pec­tifs des termes sous-titrant la confé­rence : “mons­tre”, “mons­trueux” sont des juge­ments réflé­chis­sants (qui ne qua­li­fient pas un objet mais mani­fes­tent notre rela­tion à l’objet) qui témoi­gnent à la fois d’une réac­tion affec­tive très forte devant le corps dif­forme, du besoin de sortir de l’indi­ci­ble cet objet perçu et de l’impuis­sance à le faire de manière plus adé­quate – plus objec­tive. Pierre Ancet uti­lise donc de manière cri­ti­que un tel terme pour s’en servir comme d’un révé­la­teur de juge­ments de valeurs dont nous ne sommes pas cons­cients. La téra­to­lo­gie, en tant qu’elle se veut une science, a une défi­ni­tion stric­te­ment bio­lo­gi­que (cen­sé­ment non-nor­ma­tive) de son objet : le mons­tre au sens téra­to­lo­gi­que du terme est un orga­nisme pré­sen­tant une très grande dif­for­mité, d’ori­gine patho­lo­gi­que ou non, et n’entra­vant pas néces­sai­re­ment le fonc­tion­ne­ment normal – par exem­ple dans les cas d’ano­ma­lie impor­tante. C’est donc entre ces deux extrê­mes du regard – le plus sub­jec­tif et le plus objec­tif, extrê­mes dans les­quels l’autre ne peut pas exis­ter – qu’on tente d’aper­ce­voir les condi­tions de pos­si­bi­lité d’une ren­contre avec une per­sonne en situa­tion de han­di­cap.

Dans une pre­mière partie his­to­ri­que, donc, Pierre Ancet nous a pré­senté les exhi­bi­tions indus­triel­les de “mons­tres” (freaks) du type de celles du cirque Barnum, dans les Etats-Unis de la fin du XIXe siècle. L’audi­toire a ainsi été mis en quel­que sorte dans la situa­tion du spec­ta­teur-voyeur, et nous avons été cons­tam­ment ren­voyé à notre res­senti et nos ques­tion­ne­ments inti­mes. “Comment cela peut-il être ?”, “s’ima­gi­ner cela est pres­que insou­te­na­ble”, etc. Il nous semble par là avoir fait l’expé­rience d’une source essen­tiel de nos méca­nis­mes de défense : si, ins­tinc­ti­ve­ment, nous avons ten­dance à déréa­li­ser le corps jugé mons­trueux, cela ne tient-il pas à notre propre fra­gi­lité ? Aussi bien au niveau émotionnel que psy­chi­que, la per­cep­tion de cet étrangement inquié­tant nous dés­ta­bi­lise parce qu’elle nous révèle la très grande rela­ti­vité de cette sta­bi­lité dont nous jouis­sons en tant que “per­son­nes vali­des”.

En pas­sant à une seconde partie très contem­po­raine, Pierre Ancet a ren­versé le point de vue en nous pro­po­sant d’essayer d’ima­gi­ner - à partir de témoi­gna­ges et de reven­di­ca­tions de per­son­nes en situa­tion de han­di­cap - ce que cela signi­fiait sub­jec­ti­ve­ment que de vivre non seu­le­ment un corps frappé de lésion et de l’inca­pa­cité consé­quente, mais sur­tout l’exis­tence sociale d’une per­sonne dont les normes phy­sio­lo­gi­ques “ne cor­res­pon­dent pas à la norme”. Or ce sont ici l’échec et l’impos­si­bi­lité qui jouent un rôle posi­tif déci­sif : c’est pré­ci­sé­ment parce que chacun de nous n’est pas par­venu à “se mettre à la place” de cette per­sonne que nous avons été per­son­nel­le­ment ren­voyés à ce qui fait cette dis­tance irré­duc­ti­ble – notre façon de gérer la situa­tion quo­ti­dienne de ren­contre, de l’orien­ter dans le sens de l’indif­fé­rence et de l’incom­mu­ni­ca­bi­lité.

Distinguer, par consé­quent, les moda­li­tés de mise à dis­tance de l’autre à tra­vers le regard – l’objec­ti­va­tion (où l’autre est rendu comme invi­si­ble, où toute inte­rac­tion est décou­ra­gée parce que sa pos­si­bi­lité même est exclue), l’infan­ti­li­sa­tion (où l’autre est rabaissé de manière condes­cen­dante de sorte que la rela­tion entre immé­dia­te­ment dans des caté­go­ries socia­les figées et iné­ga­li­tai­res) ou encore la sur­va­lo­ri­sa­tion com­pen­sa­toire (où la dis­cri­mi­na­tion posi­tive de l’autre – pour se défen­dre de le stig­ma­ti­ser – empê­che à nou­veau une rela­tion authen­ti­que sur un pied d’égalité) – ne s’est pas fait de manière théo­ri­que, mais bien à tra­vers la reconnais­sance d’un impensé trop fami­lier à chacun de nous.

Finalement, la pro­po­si­tion faite par Pierre Ancet de pour­sui­vre cet effort de com­pré­hen­sion de l’autre comme préa­la­ble à sa reconnais­sance et à sa ren­contre nous a d’ores et déjà enga­gés dans la démar­che d’ “ima­gi­na­tion du sem­bla­ble” décrite par Paul Ricoeur : tout en reconnais­sant qu’il est impos­si­ble de se mettre à la place de l’autre, il est indis­pen­sa­ble de faire l’effort de se décen­trer en ten­tant d’ima­gi­ner le vécu de notre alter ego.

Axes de recher­ches de Pierre Ancet :

  • Philosophie générale : La question des normes (normal, anomal, pathologique… selon les distinctions posées par G. Canguilhem) notamment à travers l’articulation entre normes sociales et normes biologiques.
  • L’expérience du corps vécu ou corps propre (au sens de M. Merleau-Ponty) vue sous l’angle de la perturbation du corps propre face au corps difforme ou jugé monstrueux et face au grave handicap physique ; vue également sous l’angle de l’expérience intérieure de la personne handicapée (M. Nuss).
  • Bioéthique et philosophie de la médecine : recherches centrées autour de la personne âgée et de la personne handicapée à travers le vécu du corps et le vécu du temps.
  • Histoire des sciences biologiques : histoire de la tératologie expérimentale (XIXe et début XXe siècle), histoire des théories de l’évolution

Publications de Pierre Ancet :

  • Phénoménologie du corps monstrueux, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « science, histoire et société », novembre 2006, ouvrage de 178 pages
  • « Le besoin de savoir (l’accès au dossier médical personnalisé) » in DUGUET (A.M.) (dir.) Données Médicales et Dossier Médical de Santé. Séminaire d’Actualité du Droit Médical, Études @hospitalières, Bordeaux, 2006, p. 49-64.
  • « Les normes et la liberté du sujet », in Normes et procédures. La santé entre menaces et opportunités, Groupe Euro Cos, Paris, Éditions de Santé, 2006, p. 141-149.
  • « Les fondements théoriques de l’observation des monstres dans l’œuvre d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire », Cahiers Philosophiques, CNDP, Paris, 2006, p. 23-38.
  • « Le traitement anticipé des crises sanitaires », in La Santé médiatisée Groupe Euro Cos, Paris, Éditions de Santé, 2007