EHVI
 

Réflexion autour des normes

Discussion préparatoire pour la conférence de Pierre Ancet

Lundi 22 novem­bre, de 17h à 19h, en R-20 (ENS de Lyon, site Descartes)

Présentation

Pour cette séance, la dis­cus­sion autour des normes sera amor­cée par une pré­sen­ta­tion autour de trois axes :
- normal et patho­lo­gi­que / normes et lois
- normal, nor­ma­lisé, nor­ma­tif, anor­mal, anomal
- normes et valeurs

Les pistes de réflexion ouver­tes par la dis­cus­sion (avant, pen­dant, après ces expo­sés) sont indi­quées en ita­li­que sous la forme inter­ro­ga­tive. Ce sont toutes les ques­tions qui nous ani­ment encore et qui pré­pa­rent en quel­que sorte la confé­rence de Pierre Ancet du ven­dredi 10 décem­bre.

Compte-rendu

Le plu­riel s’impose parce qu’on cher­che plutôt à décrire les normes dont on fait l’expé­rience, pas du tout à arri­ver à une idée uni­fiée. On ren­contre des normes dans dif­fé­rents domai­nes et à dif­fé­rents niveaux : il semble en fait trop réduc­teur de décré­ter au départ que « tout cela c’est la même chose » sous pré­texte qu’on a un mot géné­ral et commun pour les dési­gner. Du point de vue de la méthode, il s’agit ici de dis­cu­ter chacun de son point de vue dis­ci­pli­naire et sur­tout en se fon­dant sur son expé­rience per­son­nelle quo­ti­dienne des normes. On pro­pose trois expo­sés suc­ces­sifs pour faire surgir les ques­tions, amor­cer la dis­cus­sion. Ces expo­sés ne veu­lent rien démon­trer : on pro­pose seu­le­ment des pistes de réflexion pour échanger.

Exposé n°1 : « Normal et pathologique », « norme biologique » et « loi biologique »

Quelle dif­fé­rence de fonc­tion­ne­ment entre un orga­nisme et un cir­cuit électrique très com­pli­qué ? Qu’est-ce que la mala­die nous apprend du fonc­tion­ne­ment normal de l’orga­nisme ? Autrement dit : qu’est-ce que l’excep­tion nous apprend de la règle, en tant que règle (« norme ») ? La méta­phore du cir­cuit électrique est-elle per­ti­nente pour penser le sys­tème orga­ni­que ? N’est-elle pas réduc­trice, c’est-à-dire ne prête-t-elle pas à malen­tendu (ten­ta­tion de la pren­dre comme modèle réel­le­ment repré­sen­ta­tif ?

La pos­si­bi­lité qu’a l’orga­nisme de « tomber malade » (en res­tant pour­tant vivant) et de recou­vrer la santé dit peut-être quel­que chose (qu’il faut inter­pré­ter) de son mode de fonc­tion­ne­ment habi­tuel. Contrairement au mon­tage d’un cir­cuit électrique – même très com­pli­qué – l’orga­ni­sa­tion de cet orga­nisme est « com­plexe », au sens où tout un sys­tème d’auto­ré­gu­la­tions donne une cer­taine « labi­lité » (ou sou­plesse) à son fonc­tion­ne­ment : un ordre alter­na­tif (qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rent) se met en place en cas de crise – avec par exem­ple des com­pen­sa­tions (un organe en rem­place un autre), un ordre de prio­rité pour les fonc­tions les plus vita­les, etc.

Est-ce que le seul modèle de science est la phy­si­que et ses « lois » ? Autrement dit, n’y a-t-il qu’une seule « norme de scien­ti­fi­cité » ? La bio­lo­gie molé­cu­laire, d’ailleurs fondée par des phy­si­ciens, ne dégage-t-elle pas un ordre suf­fi­sant pour rendre compte de tous les phé­no­mè­nes du vivant ? Peut-on connaî­tre avec la même science le fonc­tion­ne­ment normal de l’orga­nisme et son fonc­tion­ne­ment patho­lo­gi­que (for­cé­ment dif­fé­rent) ?

Circuit électrique et orga­nisme sont soumis aux mêmes lois phy­si­ques, mais le fonc­tion­ne­ment orga­ni­ques répond en plus à des « lois bio­lo­gi­ques » : or, ce que semble mon­trer le cas de la mala­die, c’est que ces lois bio­lo­gi­ques sont plutôt des règles admet­tant des excep­tions, ins­tau­rant un ordre viable parce que dyna­mi­que – autre­ment dit, des « normes ». Pourtant, la bio­lo­gie est une science, elle connaît objec­ti­ve­ment ces déter­mi­na­tions qu’elle for­ma­lise comme des « lois » : for­mu­les de chimie orga­ni­que, méca­nisme de syn­thèse des pro­téi­nes, lois de Mendel, etc.

La dif­fé­rence entre « com­pli­qué » et « com­plexe » a-t-elle quel­que chose à voir avec la dif­fé­rence entre la « léga­lité de la loi » et la « nor­ma­ti­vité de la norme » ?

L’inter­pré­ta­tion can­guil­hé­mienne de ce para­doxe : si les « lois » du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que sont assez sou­ples pour pren­dre des formes alter­na­ti­ves en situa­tion patho­lo­gi­que, c’est peut-être que ces lois sont inves­ties, réap­pro­priées, « mises en œuvre » par l’orga­nisme dans son inte­rac­tion avec le milieu. Autrement dit, en plus d’être objec­ti­ve­ment des lois, elles sont vécues par l’orga­nisme comme des normes impli­quées dans le main­tien pré­caire d’un équilibre viable (la ten­ta­tive de tel orga­nisme pour vivre).

De quelle autre forme de connais­sance le vivant peut-il être l’objet ? Quelle est la rela­tion entre, par exem­ple, mon expé­rience intime de vivant et ce que la bio­lo­gie dit objec­ti­ve­ment du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que ? Et s’il y a incom­men­su­ra­bi­lité, où placer la méde­cine entre ces deux pôles incom­pa­ti­bles ?

Contrairement à la pers­pec­tive scien­ti­fi­que cher­chant les lois, la pers­pec­tive où appa­raît la « nor­ma­ti­vité » (la léga­lité propre aux normes, la moda­lité selon laquelle elles régu­lent) n’est pas objec­tive. Au contraire de l’objec­ti­vité, cette pers­pec­tive tente de pren­dre en compte la sub­jec­ti­vité (quand il s’agit d’humains, et la quasi-sub­jec­ti­vité quand il s’agit d’orga­nis­mes non-humains) de l’expé­rience vécue en quoi consiste vivre malade ou vivre en bonne santé. C’est pour­quoi, selon Canguilhem, la méde­cine n’est pas une science (mais seu­le­ment une tech­ni­que qui emprunte beau­coup à dif­fé­ren­tes scien­ces) puisqu’elle s’inté­resse uni­que­ment à la nor­ma­ti­vité du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que, et il ne peut pas y avoir de « science des normes » (puis­que la pers­pec­tive objec­tive fait dis­pa­raî­tre ce qui fait pro­pre­ment la norme).

Ce dua­lisme (objec­tif/sub­jec­tif, science/expé­rience) ne pour­rait-il pas être dépassé en adop­tant un nou­veau modèle de scien­ti­fi­cité qui ne soit pas calqué sur la phy­si­que ? Si au lieu du méca­nisme, on pen­sait un pro­ces­sus, si au lieu de la cau­sa­lité on pen­sait une dis­po­si­tion, alors la « régu­la­rité » selon laquelle on connaî­trait le vivant (notam­ment) ne serait plus la néces­sité objec­tive des lois, mais l’ordre nor­ma­tif propre aux normes : on pour­rait ainsi rendre intel­li­gi­ble le fait de la mala­die c’est-à-dire le fait qu’un même pro­ces­sus (fonc­tion­ne­ment orga­ni­que) puisse pro­duire deux résul­tats contrai­res (santé/mala­die). N’est-ce pas ce que nous permet déjà d’appro­che la méthode sta­tis­ti­que, par oppo­si­tion à un méca­nisme binaire, puis­que la « dis­tri­bu­tion nor­male » intè­gre déjà l’excep­tion à la for­mu­la­tion même de la règle (cf. courbe de Gauss) ? Ce qui est ainsi décrit sta­tis­ti­que­ment ne pour­rait-il pas venir rem­pla­cer, dans un para­digme propre aux « scien­ces humai­nes » (dont la bio­lo­gie ferait en un sens partie), le modèle phy­si­que et son déter­mi­nisme causal des lois ?

Exposé n°2 : Sur les dérivés « normal », « normalisé », « normatif », « anomal », « anormal »

Est dit nor­ma­lisé, dans domaine de la pro­duc­tion (indus­trielle), un pro­duit dont on a stan­dar­disé, homo­gé­néisé les règles de pro­duc­tion et d’uti­li­sa­tion en vue d’une plus grande pro­duc­ti­vité ou d’un plus grand ren­de­ment.

Comment la stan­dar­di­sa­tion d’un objet impli­que la stan­dar­di­sa­tion des com­por­te­ments dans la pro­duc­tion et l’uti­li­sa­tion de l’objet ? Sous quel­les condi­tions une telle nor­ma­li­sa­tion de l’acti­vité est-elle légi­time ? Ne risque-t-elle pas de mener à une nor­ma­li­sa­tion des exis­ten­ces ?

Or impo­ser ainsi des normes est le fait d’une ins­tance nor­ma­tive (donc qui se pose comme telle), autre­ment dit, c’est l’action d’un sujet qui dicte les normes.

Qui est légi­time pour poser, pour impo­ser des normes ? Et à qui, sous quel­les condi­tions et dans quel­les limi­tes ? Cette nor­ma­ti­vité (action d’une ins­tance nor­ma­tive) est donc d’autant plus pro­blé­ma­ti­que hors du champ indus­triel – notam­ment dans la créa­tion artis­ti­que, dans l’action éthique : qui est à même de déter­mi­ner les normes selon les­quel­les nous vivons et créons ? Quelle place est dès lors accor­dée à l’inno­va­tion, à la sug­ges­tion de nou­vel­les normes de vie, socia­les ou artis­ti­ques ?

Or, lorsqu’une ins­tance nor­ma­tive puisse nor­ma­lise les com­por­te­ments, elle décrète le plus sou­vent que telle norme (la plus ren­ta­ble, la plus consen­suelle…) est la seule vala­ble. D’où la vision qu’offre la société de l’indi­vidu non-nor­ma­lisé : ce qui sor­ti­rait de la norme com­mu­né­ment admise affai­bli­rait la cohé­sion de la société, voire nui­rait à son bon fonc­tion­ne­ment.

À quoi res­sem­ble­rait pour­tant une société où les normes attein­draient par­fai­te­ment l’objec­tif qu’elles sem­blent viser (l’uni­for­mité) ? Ces normes quasi-auto­ma­ti­ques fonc­tion­ne­raient-elles encore ? Le fonc­tion­ne­ment d’une norme comme telle ne sup­pose-t-il pas, comme sa condi­tion, une excep­tion à « redres­ser », à « cor­ri­ger » ?

En même temps, on consi­dère sou­vent le fait de pro­po­ser de nou­vel­les normes comme quel­que chose qui fait évoluer et pro­gres­ser la société – en remet­tant en ques­tion des valeurs trop bien acqui­ses et par­ta­gées. En ce sens, et selon l’expres­sion de Canguilhem, l’indi­vidu est nor­ma­tif au sens où il est « plus que normal  » : il se dicte à lui-même de nou­vel­les normes qui peu­vent modi­fier ou inver­tir les normes socia­les qui ten­dent à le nor­ma­li­ser.

Si je suis moi-même nor­ma­tif (je me pose à moi-même des règles éthiques, je mène mon exis­tence comme je l’entends) qui peut ainsi venir contre­dire mes normes en m’en impo­sant de nou­vel­les ? Mais inver­se­ment, est-ce que j’invente mes pro­pres normes ex nihilo ? Est-ce que je ne réin­ter­prète pas plutôt les normes socia­les qui me struc­tu­rent et me cons­ti­tuent (à condi­tion de réus­sir à les mettre à dis­tance, à m’en extraire assez pour en pren­dre cons­cience) ?

Or, on s’en doute, par nor­ma­tif on n’entend pas seu­le­ment une règle d’action pro­po­sée à l’indi­vidu (donc sus­cep­ti­ble d’être suivie ou refu­sée) : c’est aussi un cri­tère auquel on juge a pos­te­riori les actions. Par consé­quent, le terme de normal prend au moins deux sens dis­tincts : en un sens des­crip­tif, d’une part, est normal un fonc­tion­ne­ment réglé selon des normes, mais en un sens évaluatif, d’autre part, est normal ce qui est accep­ta­ble parce que conforme à ce qui « doit-être ».

À l’inverse, néga­ti­ve­ment, la même ambi­guïté se retrouve : le terme d’anor­mal a un sens sim­ple­ment des­crip­tif, et un sens nor­ma­tif. Un sens « nor­ma­tif » est une visée pres­crip­tive du dis­cours : à la dif­fé­rence de la loi de la nature (qui trans­crit une cer­taine régu­la­rité obser­va­ble) la norme est une règle au pou­voir régu­la­teur : elle impose sym­bo­li­que­ment ce qui doit être. Il y a bien de la dif­fé­rence entre ne suivre aucune loi connue de la nature et ne pas suivre une règle pres­crite (on est ici dans l’ordre du juge­ment de valeur, désap­pro­ba­tion en l’occur­rence). Pourtant, on voit aussi que dans le domaine poli­ti­que ou social, la dif­fé­rence s’estompe, puis­que la loi est bien la règle que l’on doit suivre… Précisons le sens pro­pre­ment nor­ma­tif du terme : « c’est anor­mal » peut vou­loir sim­ple­ment dire « c’est inha­bi­tuel, imprévu », mais cela peut aussi signi­fier « cela ne suit pas le cours normal de déve­lop­pe­ment ». C’était ainsi le terme employé autre­fois pour parler des per­son­nes défi­cien­tes, ina­dap­tées ; on glisse donc là rapi­de­ment dans un juge­ment nor­ma­tif : l’anor­mal n’est plus ce que je ne com­prends pas, mais ce qui ne suit pas la route qu’il devrait suivre.

Il y a donc un risque de confu­sion entre l’anomal et l’anor­mal  : « l’anomal » est un terme dont le sens est des­crip­tif – « ce qui sort de l’ordi­naire, ce qui ne suit pas de règle établie ». Étymologiquement, l’anomal est « ce qui ne suit aucune loi », même si aujourd’hui cela signi­fie aussi « l’irré­gu­lier », « ce qui dévie de la règle » – mais tou­jours en un sens des­crip­tif. « L’anor­mal », au contraire, a bien un sens nor­ma­tif – puisqu’il signi­fie « ce qui n’est pas conforme, ce qui va à l’encontre de la règle ». On passe donc ici d’une des­crip­tion à un juge­ment de valeur. Plus encore, de juge­ment est carac­té­risé par un dua­lisme : ce qui n’est pas comme serait néces­sai­re­ment contre ; ce qui est en dehors est plus hos­tile qu’étranger. Cela sup­pose, à nou­veau, qu’il n’y aurait en fait qu’une seule façon de vivre pos­si­ble.

Quels pro­blè­mes ce pré­sup­posé pose-t-il, au niveau des normes éthiques par exem­ple ? À quel juge­ment de valeur impli­cite obéit ce pré­jugé (qu’on mobi­lise sans s’en rendre compte) sui­vant lequel ce qui est en dehors de la norme lui est tou­jours contraire, voire inad­mis­si­ble ou dan­ge­reux ? Au contraire, y aurait-il un sens à se deman­der s’il est vrai­ment normal d’être (tou­jours) normal ? N’y a-t-il pas au contraire un côté iné­vi­ta­ble­ment « normal » à se sentir ou à être « anor­mal » (cf. le cas de la mala­die, par exem­ple) ?

Mais le sens nor­ma­tif de normal impli­que bien d’autres juge­ments de valeurs impli­ci­tes dans des uti­li­sa­tions contra­dic­toi­res. Est ainsi « normal », dans le lan­gage cou­rant, ce qui est sim­ple­ment moyen, dépourvu de tout carac­tère extra­or­di­naire, banal, sans relief, ce qui n’a rien de spé­cial. « L’anor­mal » peut ainsi être valo­risé comme plus libre, plus nova­teur, au point de se donner comme un exem­ple à suivre malgré toutes les normes en vigueur (cf. l’avant-garde des normes artis­ti­ques).

Ce der­nier sens de normal (com­pré­hen­si­ble pour nous) n’éclaire-t-il pas l’alter­nance que pro­pose Kuhn entre la crise du para­digme (lors d’une révo­lu­tion scien­ti­fi­que) et le besoin de fonc­tion­ner en mode normal ? Cela semble mon­trer qu’on ne peut passer sys­té­ma­ti­que­ment d’une norme à l’autre sans pren­dre le temps de tester la pre­mière ; or cette tem­po­ra­lité spé­ci­fi­que n’appar­tient-elle jus­te­ment pas à l’idée même de norme : la géné­ra­lité à laquelle pré­tend une norme pour être vrai­ment une norme (sortir de l’ici et main­te­nant) ne se tra­duit-elle pas par une cer­taine plage de temps durant laquelle la norme est mise à l’essaie et tente d’acqué­rir une cer­taine géné­ra­lité ? S’il est par­fois salu­taire de chan­ger de norme, n’a-t-on jus­te­ment pas tou­jours besoin d’avoir une norme, quelle qu’elle soit ? De sorte que pré­ten­dre fonc­tion­ner en dehors de toute norme ne serait-il pas de toute façon illu­soire ?

Pourtant, une telle inver­sion de valeur (entre normal et anor­mal) n’est pas évidente. On le voit bien en la rap­pro­chant de cette autre uti­li­sa­tion nor­ma­tive de « normal » : le normal signi­fie sou­vent « ce que l’on peut com­pren­dre », ce qui nous paraît logi­que, natu­rel, expli­ca­ble. Cela semble impli­quer (néga­ti­ve­ment) que l’on manque de cri­tè­res, de moyens pour com­pren­dre celui qui tente de pro­po­ser des nou­vel­les normes ; dému­nis, pris dans nos normes, on manque de temps et de recul pour juger la per­ti­nence de sa pro­po­si­tion. On com­prend d’autant mieux pour­quoi on appa­raît tou­jours anor­mal avant de deve­nir nor­ma­tif, com­ment donc, la dif­fé­rence est d’abord ténue entre l’ano­ma­lie créa­trice et l’anor­ma­lité patho­lo­gi­que – pour repren­dre les termes de Canguilhem.

Cette ambi­guïté de valeur n’est-elle pas ce qui permet posi­ti­ve­ment de réin­ter­pré­ter la nor­ma­ti­vité au sens de créa­tion et pro­po­si­tion de nou­vel­les normes ? On rejette sou­vent d’emblée une norme nou­velle comme une anor­ma­lité, faute d’en com­pren­dre le sens. Pourtant, en tant que norme elle-même, elle ne peut jamais être pure­ment néga­tive : elle est tou­jours le fait d’une déci­sion nor­ma­tive. Une « norme anor­male » reste une norme pou quelqu’un. Une norme s’accom­pa­gne tou­jours du point de vue nor­ma­tif dans lequel elle s’ins­crit : même si elle ne se pro­clame pas néces­sai­re­ment « nor­male » (au sens d’une portée uni­ver­selle) elle reste nor­ma­tive au sens où elle induit une conduite. Toute norme (sociale ou indi­vi­duelle) ne serait-elle donc pas, dès lors, jugée rela­ti­ve­ment d’après un point de vue nor­ma­tif ? On touche ici au pro­blème de l’inter­pré­ta­tion de la norme : elle n’a d’exis­tence et d’effec­ti­vité que rela­ti­ve­ment à son inter­pré­ta­tion – inter­pré­ta­tion elle-même condi­tion­née par d’autres normes. Cela expli­que­rait peut-être qu’on n’est jamais nor­ma­tif ex nihilo mais que le retra­vail nor­ma­tif des normes se fait dans l’imma­nence des normes exté­rieu­res qui ten­dent à nor­ma­li­ser l’indi­vidu.

Ainsi, une par­ti­cu­la­rité de la norme se mani­feste encore par les déri­vés plus des­crip­tifs du terme « norme » : une norme n’existe jamais toute seule parce qu’on ne peut pas ins­tau­rer une norme sans s’appuyer sur une norme anté­cé­dente. La limite est donc entre la pro­po­si­tion de nou­vel­les normes et le refus de toute norme (anomie, ou désin­té­gra­tion du sys­tème de normes col­lec­ti­ves au sein des socié­tés indi­vi­dua­lis­tes. Cf. Durkheim), le moment où l’indi­vidu est laissé à lui-même et confronté à sa seule capa­cité à deve­nir nor­ma­tif. On le voit, les normes ne se créent pas à partir de rien : la nor­ma­ti­vité n’est pas donnée, elle se cons­truit par le biais d’une réflexion sur les normes qui sont les nôtres, ou qui sont celles de la société dans laquelle on vit. Par exem­ple, l’enfant a besoin de règles avant d’être en mesure de se forger ses pro­pres règles (des normes socia­les ou des normes péda­go­gi­ques).

Que nous dit l’imma­nence de la nor­ma­ti­vité indi­vi­duelle à la nor­ma­ti­vité sociale, du point de vue anthro­po­lo­gi­que,quant à la dimen­sion cultu­relle, sociale, ins­ti­tu­tion­na­li­sée de nos com­por­te­ments ? Cela ne fait-il pas appa­raî­tre le para­doxe sui­vant : la société est pro­ba­ble­ment le lieu le plus normé, le plus tra­versé de normes, tout en étant le lieu d’une pos­si­ble remise en ques­tion de ces normes – et ce dans la mesure où l’objet (l’homme) est jus­te­ment le moins déter­mi­na­ble, uni­fia­ble et objec­ti­va­ble (par rap­port à un pro­duit ou à un lan­gage par exem­ple) ? Enfin, s’il y a effec­ti­ve­ment quel­que chose comme une « science des normes » (idée à laquelle on était arrivé à la fin de la pre­mière dis­cus­sion) celle-ci connaî­tra sans doute les normes dans leur fonc­tion régu­la­trice – de façon des­crip­tive – mais pourra-t-elle en déga­ger des inter­pré­ta­tions pres­crip­ti­ves ? Quel serait le lien entre théo­rie et pra­ti­que, dans la pers­pec­tive de cette science ?

Exposé n°3 : « Normes » et « valeurs »

Le pro­blème est le sui­vant : est-il pos­si­ble de déli­mi­ter théo­ri­que­ment la fron­tière entre norme et valeur, de manière à l’appli­quer dans une étude de ter­rain ? En fait, cela pose la ques­tion : une telle dif­fé­rence existe-t-elle ?

L’étude (théo­ri­que et « de ter­rain ») concerne les dis­cours qu’on porte sur la science, parmi les acteurs de la recher­che. Cette étude relève donc des « Sciences de l’infor­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion ».

On se rend assez vite compte qu’entre les termes de « valeur » et « norme », l’un rem­place sou­vent l’autre, et il y a une assez grande confu­sion entre ces notions dans les études qui les ont pour­tant prises pour objet.

Pour essayer de voir « quand » on est dans la valeur et « quand » on est dans la norme, on peut partir des défi­ni­tions don­nées par les cher­cheurs sur cet objet.

Ainsi pour François Audigier, les valeurs sont « des réfé­ren­ces mora­les et éthiques qui ins­trui­sent un juge­ment sur l’homme et la société, qui sont fon­dées sur lui ». On peut rete­nir le statut des valeurs comme réfé­ren­ces (pour des juge­ments de valeurs) ; et pour­tant, immé­dia­te­ment, on se rend compte qu’avec cette idée de fonc­tion­ne­ment comme un cri­tère, cette réfé­rence est proche de la notion de norme !

Ensuite, pour Merton (dans la pers­pec­tive d’une socio­lo­gie ins­ti­tu­tion­nelle de la science) la défi­ni­tion de la science repose avant tout sur des valeurs et des normes : ainsi défi­nit-il la science comme « une ins­ti­tu­tion qui repose sur un ensem­ble de valeurs et de normes aux­quel­les le scien­ti­fi­que est censé devoir se confor­mer : elle n’est ni un ensem­ble de connais­san­ces, ni un ensem­ble de métho­des ». Son étude porte donc sur les normes de com­por­te­ments, des habi­tu­des qui gui­dent les scien­ti­fi­ques. Or on voit, avec cette idée, que normes et valeurs sont étudiées en bloc.

Dans le cadre d’une ana­lyse des dis­cours (en l’occur­rence de la pro­pa­gande) Durandin pro­pose cette défi­ni­tion des valeurs : « les cri­tè­res du dési­ra­ble pro­pres à une société donnée », et inver­se­ment les contre-valeurs seraient « les cri­tè­res du haïs­sa­ble ». En pra­ti­que, le même terme de « valeur » est uti­lisé pour dési­gner ces deux contrai­res.

Devant l’impasse d’une dis­tinc­tion concep­tuelle claire entre valeur et norme, on peut peut-être consi­dé­rer que cette dis­tinc­tion n’est pas essen­tielle au propos, qu’on n’en a pas tant besoin qu’on le croyait au départ. Tout dépen­drait en fait du pro­blème que l’on veut résou­dre avec ces deux concepts : si c’est d’un seul et même pro­blème qu’il s’agit, alors « valeur » et « norme » sont, de fait et pour nous, la même chose. Du moins pour le pro­blème qui nous occupe et rela­ti­ve­ment à lui, s’il existe une dif­fé­rence, elle n’est pas per­ti­nente : les deux réa­li­tés jouent le même rôle dans le pro­ces­sus qu’on cher­cher à décrire.

On peut enfin essayer de com­pren­dre et dis­tin­guer ces mots à partir du sens commun : dans le lan­gage cou­rant, une valeur est ce qu’on juge digne d’estime selon tel ou tel niveau d’évaluation (moral, poli­ti­que, etc.). De même, on com­prend assez intui­ti­ve­ment que les valeurs fas­sent « sys­tème » pour défi­nir plus ou moins expli­ci­te­ment ce qu’on consi­dère comme beau ou bien, etc. On voit enfin qu’il y a au moins deux échelles à cette attri­bu­tion de valeur : on juge d’un point de vue per­son­nel ou bien en se réfé­rant à des cri­tè­res com­muns (issus de la société). Dans les deux cas, les valeurs sont en quel­que sorte don­nées comme des idéaux à attein­dre ou à défen­dre. À nou­veau, on voit que der­rière la valo­ri­sa­tion il y a une forme d’impé­ra­tif (« à attein­dre », « à défen­dre ») qui prend la forme d’une norme de la façon la plus évidente à l’échelle sociale : « c’est comme cela qu’on doit penser ».

Une des dif­fi­cultés semble tenir au fait que les valeurs (et les normes !) sont tou­jours inter­pré­tées sub­jec­ti­ve­ment – et que cette inter­pré­ta­tion obéisse elle-même à des normes (modè­les d’intel­li­gi­bi­lité, façons d’argu­men­ter jus­ti­fiante, condi­tion de légi­ti­mité etc.) et der­rière cela à des valeurs !

Plutôt que d’essayer de trou­ver une réponse théo­ri­que dans l’effort de défi­ni­tion des notions, on peut aussi consul­ter ces études pour cher­cher com­ment, pra­ti­que­ment, elles ont dif­fé­rem­ment uti­lisé ces deux termes, « valeur » et « norme ».

Merton va ainsi pro­po­ser d’iden­ti­fier et de décrire les valeurs défen­dues par la com­mu­nauté scien­ti­fi­que : il appelle cela « des normes éthiques », en lien avec des impé­ra­tifs moraux – ce qui ne va pas sans embrouiller les choses. En voici par exem­ple une liste : uni­ver­sa­lisme, com­mu­na­lisme, désin­té­res­se­ment, scep­ti­cisme orga­nisé, l’humi­lité, la ratio­na­lité, la neu­tra­lité émotionnelle, l’indi­vi­dua­lisme. Ce sont là autant de choses iden­ti­fiées dans les dis­cours comme ce que les cher­cheurs eux-mêmes qua­li­fient « d’atten­dus » de la part des cher­cheurs. Ces atten­tes, exté­rieu­res et neu­tres, ce sont des normes ; or, en elles mêmes ces normes sont des valeurs : dans leur dis­cours, les cher­cheurs défen­dent en leur nom propre la valeur d’hon­nê­teté, d’inté­grité, d’ini­tia­tive, d’inno­va­tion, etc. comme des choses « vers quoi ils veu­lent tendre ». Ce désir est bien le propre de la valeur – c’est ce qui vaut quel­que chose, étant reconnu par eux-mêmes per­son­nel­le­ment.

Devant cette impasse, la ques­tion qui nous inté­resse plus pré­ci­sé­ment est en fait la sui­vante : com­ment les acteurs expri­ment des valeurs et s’appro­prient des normes ?

Cette ques­tion sup­pose de faire rapi­de­ment une dif­fé­rence entre ce qui est de l’ordre de la valeur indi­vi­duelle, de l’ordre de la valeur col­lec­tive et de ce qu’on peut appe­ler « norme ». Or c’est là quel­que chose de vrai­ment très dif­fi­cile, parce que la pre­mière chose à faire, c’est de dis­tin­guer deux fonc­tion­ne­ments de la valeur entre « valeur décla­rées » et « valeur impli­ci­tes ». On est ici confronté à la dif­fé­rence qui peut exis­ter entre ce qu’on fait et ce que l’on dit qu’on fait, entre les valeurs qu’on mani­feste dans nos dis­cours et celles qu’on trahit dans nos actions.

Ainsi, à l’ana­lyse de Merton (qui cher­che dans les entre­tiens avec les cher­cheurs « quel­les sont les normes des scien­ti­fi­ques ? »), on a pu répon­dre qu’en décri­vant la pra­ti­que des cher­cheurs plutôt que d’écouter leurs dis­cours, on se rend compte qu’un plus grand nombre de situa­tions mani­fes­tent des normes oppo­sées en valeur à celles qu’on pré­tend cor­res­pon­dre à nos valeurs ! Ainsi on cons­tate nombre de frau­des, des pra­ti­ques du secret, des atta­che­ments par­ti­sans aux idées, etc.

D’où la nou­velle ques­tion : com­ment com­pren­dre cette contra­dic­tion, com­ment conci­lier les valeurs prô­nées et des com­por­te­ments allant à l’encontre de celles-ci ? Autrement dit, une triple ques­tion : quel lien y a-t-il entre la valeur impli­cite et la la norme de com­por­te­ment ? Quel lien y a-t-il entre valeur expli­cite et norme de com­por­te­ment ? Enfin, quel est le rap­port entre ces deux liens ?

Des « théo­ries de la valeur » comme la « théo­rie des valeurs uni­ver­sel­les » de Shalom Schwartz per­met­tent d’aller plus loin en ana­ly­sant les pra­ti­ques et les dis­cours pour iden­ti­fier, dans des grou­pes, quel­les sont les valeurs aux­quel­les tous les mem­bres se réfè­rent – et donc du coup quel­les sont les normes mora­les effec­ti­ves dans le groupe. Cela amène à se deman­der si on ne pour­rait pas consi­dé­rer les normes comme des res­sour­ces théo­ri­ques – en tout cas dans les dis­cours, ce sont des éléments qui ser­vent à jus­ti­fier et à légi­ti­mer un tra­vail. Ainsi, si quel­que chose « colle aux normes », cela devient du même coup légi­time, parce que ce serait cor­res­pon­dant à l’idéal, conforme à l’idée.

Du coup, les valeurs (indi­vi­duel­les ou celles de la com­mu­nauté scien­ti­fi­que) sont à la fois les qua­li­tés de ce que doit être un cher­cheur, ce qu’elle défend comme ce « au nom de quoi » elle agit, mais aussi « ce qui passe dans les pra­ti­ques ». En d’autres termes, les normes seraient des dis­po­si­tifs assu­rant que les actions soient cohé­ren­tes avec les partis pris de la com­mu­nauté.

Le point de vue sub­jec­tif sur les valeurs ouvre une nou­velle ques­tion, jusque là igno­rée : que se passe-t-il quand on est déçu par la réa­lité des valeurs effec­ti­ves du grou­pes ? C’est par exem­ple le cas quand on ne retrouve pas dans les pra­ti­ques les valeurs aux­quel­les soi-même on croyait.

Une nou­velle pers­pec­tive pour avan­cer pour­rait encore être d’inver­ser l’appro­che : pré­fé­rer une entrée par les normes, plutôt que de partir des valeurs. La ques­tion ainsi refor­mu­lée serait : quel lien unité la norme aux valeurs ? C’est inté­res­sant de partir de ce nou­veau point de départ parce qu’on peut d’emblée caté­go­ri­ser dif­fé­rents types de normes : mora­les, de com­por­te­ment, tech­ni­ques (cog­ni­tifs : règle de méthode), etc. Or ces dif­fé­rents types de normes se dis­tin­guent moins par leur usage que par leur mode de trans­mis­sion et d’acqui­si­tion : le propre des normes tech­ni­ques, c’est de devoir être expli­ci­tée pour être trans­mise et appro­priée, alors que le propre d’une norme éthique, c’est de rester impli­cite pour être trans­mise et appro­priée. Donc, ce clas­se­ment nous permet en fait de rendre compte de la dif­fé­rence entre « valeur impli­cite » et « valeur expli­cite » : c’est au contact des scien­ti­fi­ques qu’on s’appro­prie une norme éthique, et on pour­rait même dire que c’est parce qu’on désire appar­te­nir à leur groupe que l’on adhère à ses normes de fonc­tion­ne­ment – sans même pou­voir expli­ci­ter ce à quoi on adhère. C’est le désir d’appar­te­nir au groupe qui ferait qu’on a ten­dance a res­pec­ter ses normes plutôt que de les trans­gres­ser, alors même qu’on n’y est pas contraint. Si tout reste impli­cite, dans l’appren­tis­sage d’une norme éthique, c’est parce que c’est la valeur qui trans­met en quel­que sorte la norme. On le voit bien par l’uti­li­sa­tion des exem­ples que l’on « donne » comme des modè­les à imiter : on n’expli­cite pas néces­sai­re­ment « ce en quoi » il faut imiter le modèle – cela n’est en tout cas pas néces­saire pour que celui qui apprend sente et com­prenne la norme dont il s’agit.

Peut-on pour autant aller aussi loin que de conclure : « inté­rio­ri­ser ces normes façon­ne­rait la cons­cience pro­fes­sion­nelle » ? On com­prend peut-être du coup pour­quoi il est sans doute plus facile de remet­tre en ques­tion une norme tech­ni­que pour en pro­po­ser une autre, qu’une norme éthique (pour en pro­po­ser une autre) : dépas­ser une norme ne sup­pose-t-il pas qu’elle soit expli­ci­tée comme norme ?

Enfin, une ques­tion plus géné­rale serait la sui­vante : ne pour­rait-on pas, pour dis­tin­guer valeur et norme, deman­der sim­ple­ment à la per­sonne inter­ro­gée si elle vit ce qu’elle res­sent comme étant plutôt une valeur (posi­tive, idéale, dési­ra­ble, etc.) ou plutôt une norme (impé­ra­tif, obli­ga­tion, néces­sité, exi­gence, etc.) ?