Lundi 22 novembre, de 17h à 19h, en R-20 (ENS de Lyon, site Descartes)
Pour cette séance, la discussion autour des normes sera amorcée par une présentation autour de trois axes :
normal et pathologique / normes et lois
normal, normalisé, normatif, anormal, anomal
normes et valeurs
Les pistes de réflexion ouvertes par la discussion (avant, pendant, après ces exposés) sont indiquées en italique sous la forme interrogative. Ce sont toutes les questions qui nous animent encore et qui préparent en quelque sorte la conférence de Pierre Ancet du vendredi 10 décembre.
Le pluriel s’impose parce qu’on cherche plutôt à décrire les normes dont on fait l’expérience, pas du tout à arriver à une idée unifiée. On rencontre des normes dans différents domaines et à différents niveaux : il semble en fait trop réducteur de décréter au départ que « tout cela c’est la même chose » sous prétexte qu’on a un mot général et commun pour les désigner. Du point de vue de la méthode, il s’agit ici de discuter chacun de son point de vue disciplinaire et surtout en se fondant sur son expérience personnelle quotidienne des normes. On propose trois exposés successifs pour faire surgir les questions, amorcer la discussion. Ces exposés ne veulent rien démontrer : on propose seulement des pistes de réflexion pour échanger.
Quelle différence de fonctionnement entre un organisme et un circuit électrique très compliqué ? Qu’est-ce que la maladie nous apprend du fonctionnement normal de l’organisme ? Autrement dit : qu’est-ce que l’exception nous apprend de la règle, en tant que règle (« norme ») ? La métaphore du circuit électrique est-elle pertinente pour penser le système organique ? N’est-elle pas réductrice, c’est-à-dire ne prête-t-elle pas à malentendu (tentation de la prendre comme modèle réellement représentatif ?
La possibilité qu’a l’organisme de « tomber malade » (en restant pourtant vivant) et de recouvrer la santé dit peut-être quelque chose (qu’il faut interpréter) de son mode de fonctionnement habituel. Contrairement au montage d’un circuit électrique – même très compliqué – l’organisation de cet organisme est « complexe », au sens où tout un système d’autorégulations donne une certaine « labilité » (ou souplesse) à son fonctionnement : un ordre alternatif (qualitativement différent) se met en place en cas de crise – avec par exemple des compensations (un organe en remplace un autre), un ordre de priorité pour les fonctions les plus vitales, etc.
Est-ce que le seul modèle de science est la physique et ses « lois » ? Autrement dit, n’y a-t-il qu’une seule « norme de scientificité » ? La biologie moléculaire, d’ailleurs fondée par des physiciens, ne dégage-t-elle pas un ordre suffisant pour rendre compte de tous les phénomènes du vivant ? Peut-on connaître avec la même science le fonctionnement normal de l’organisme et son fonctionnement pathologique (forcément différent) ?
Circuit électrique et organisme sont soumis aux mêmes lois physiques, mais le fonctionnement organiques répond en plus à des « lois biologiques » : or, ce que semble montrer le cas de la maladie, c’est que ces lois biologiques sont plutôt des règles admettant des exceptions, instaurant un ordre viable parce que dynamique – autrement dit, des « normes ». Pourtant, la biologie est une science, elle connaît objectivement ces déterminations qu’elle formalise comme des « lois » : formules de chimie organique, mécanisme de synthèse des protéines, lois de Mendel, etc.
La différence entre « compliqué » et « complexe » a-t-elle quelque chose à voir avec la différence entre la « légalité de la loi » et la « normativité de la norme » ?
L’interprétation canguilhémienne de ce paradoxe : si les « lois » du fonctionnement organique sont assez souples pour prendre des formes alternatives en situation pathologique, c’est peut-être que ces lois sont investies, réappropriées, « mises en œuvre » par l’organisme dans son interaction avec le milieu. Autrement dit, en plus d’être objectivement des lois, elles sont vécues par l’organisme comme des normes impliquées dans le maintien précaire d’un équilibre viable (la tentative de tel organisme pour vivre).
De quelle autre forme de connaissance le vivant peut-il être l’objet ? Quelle est la relation entre, par exemple, mon expérience intime de vivant et ce que la biologie dit objectivement du fonctionnement organique ? Et s’il y a incommensurabilité, où placer la médecine entre ces deux pôles incompatibles ?
Contrairement à la perspective scientifique cherchant les lois, la perspective où apparaît la « normativité » (la légalité propre aux normes, la modalité selon laquelle elles régulent) n’est pas objective. Au contraire de l’objectivité, cette perspective tente de prendre en compte la subjectivité (quand il s’agit d’humains, et la quasi-subjectivité quand il s’agit d’organismes non-humains) de l’expérience vécue en quoi consiste vivre malade ou vivre en bonne santé. C’est pourquoi, selon Canguilhem, la médecine n’est pas une science (mais seulement une technique qui emprunte beaucoup à différentes sciences) puisqu’elle s’intéresse uniquement à la normativité du fonctionnement organique, et il ne peut pas y avoir de « science des normes » (puisque la perspective objective fait disparaître ce qui fait proprement la norme).
Ce dualisme (objectif/subjectif, science/expérience) ne pourrait-il pas être dépassé en adoptant un nouveau modèle de scientificité qui ne soit pas calqué sur la physique ? Si au lieu du mécanisme, on pensait un processus, si au lieu de la causalité on pensait une disposition, alors la « régularité » selon laquelle on connaîtrait le vivant (notamment) ne serait plus la nécessité objective des lois, mais l’ordre normatif propre aux normes : on pourrait ainsi rendre intelligible le fait de la maladie c’est-à-dire le fait qu’un même processus (fonctionnement organique) puisse produire deux résultats contraires (santé/maladie). N’est-ce pas ce que nous permet déjà d’approche la méthode statistique, par opposition à un mécanisme binaire, puisque la « distribution normale » intègre déjà l’exception à la formulation même de la règle (cf. courbe de Gauss) ? Ce qui est ainsi décrit statistiquement ne pourrait-il pas venir remplacer, dans un paradigme propre aux « sciences humaines » (dont la biologie ferait en un sens partie), le modèle physique et son déterminisme causal des lois ?
Est dit normalisé, dans domaine de la production (industrielle), un produit dont on a standardisé, homogénéisé les règles de production et d’utilisation en vue d’une plus grande productivité ou d’un plus grand rendement.
Comment la standardisation d’un objet implique la standardisation des comportements dans la production et l’utilisation de l’objet ? Sous quelles conditions une telle normalisation de l’activité est-elle légitime ? Ne risque-t-elle pas de mener à une normalisation des existences ?
Or imposer ainsi des normes est le fait d’une instance normative (donc qui se pose comme telle), autrement dit, c’est l’action d’un sujet qui dicte les normes.
Qui est légitime pour poser, pour imposer des normes ? Et à qui, sous quelles conditions et dans quelles limites ? Cette normativité (action d’une instance normative) est donc d’autant plus problématique hors du champ industriel – notamment dans la création artistique, dans l’action éthique : qui est à même de déterminer les normes selon lesquelles nous vivons et créons ? Quelle place est dès lors accordée à l’innovation, à la suggestion de nouvelles normes de vie, sociales ou artistiques ?
Or, lorsqu’une instance normative puisse normalise les comportements, elle décrète le plus souvent que telle norme (la plus rentable, la plus consensuelle…) est la seule valable. D’où la vision qu’offre la société de l’individu non-normalisé : ce qui sortirait de la norme communément admise affaiblirait la cohésion de la société, voire nuirait à son bon fonctionnement.
À quoi ressemblerait pourtant une société où les normes atteindraient parfaitement l’objectif qu’elles semblent viser (l’uniformité) ? Ces normes quasi-automatiques fonctionneraient-elles encore ? Le fonctionnement d’une norme comme telle ne suppose-t-il pas, comme sa condition, une exception à « redresser », à « corriger » ?
En même temps, on considère souvent le fait de proposer de nouvelles normes comme quelque chose qui fait évoluer et progresser la société – en remettant en question des valeurs trop bien acquises et partagées. En ce sens, et selon l’expression de Canguilhem, l’individu est normatif au sens où il est « plus que normal » : il se dicte à lui-même de nouvelles normes qui peuvent modifier ou invertir les normes sociales qui tendent à le normaliser.
Si je suis moi-même normatif (je me pose à moi-même des règles éthiques, je mène mon existence comme je l’entends) qui peut ainsi venir contredire mes normes en m’en imposant de nouvelles ? Mais inversement, est-ce que j’invente mes propres normes ex nihilo ? Est-ce que je ne réinterprète pas plutôt les normes sociales qui me structurent et me constituent (à condition de réussir à les mettre à distance, à m’en extraire assez pour en prendre conscience) ?
Or, on s’en doute, par normatif on n’entend pas seulement une règle d’action proposée à l’individu (donc susceptible d’être suivie ou refusée) : c’est aussi un critère auquel on juge a posteriori les actions. Par conséquent, le terme de normal prend au moins deux sens distincts : en un sens descriptif, d’une part, est normal un fonctionnement réglé selon des normes, mais en un sens évaluatif, d’autre part, est normal ce qui est acceptable parce que conforme à ce qui « doit-être ».
À l’inverse, négativement, la même ambiguïté se retrouve : le terme d’anormal a un sens simplement descriptif, et un sens normatif. Un sens « normatif » est une visée prescriptive du discours : à la différence de la loi de la nature (qui transcrit une certaine régularité observable) la norme est une règle au pouvoir régulateur : elle impose symboliquement ce qui doit être. Il y a bien de la différence entre ne suivre aucune loi connue de la nature et ne pas suivre une règle prescrite (on est ici dans l’ordre du jugement de valeur, désapprobation en l’occurrence). Pourtant, on voit aussi que dans le domaine politique ou social, la différence s’estompe, puisque la loi est bien la règle que l’on doit suivre… Précisons le sens proprement normatif du terme : « c’est anormal » peut vouloir simplement dire « c’est inhabituel, imprévu », mais cela peut aussi signifier « cela ne suit pas le cours normal de développement ». C’était ainsi le terme employé autrefois pour parler des personnes déficientes, inadaptées ; on glisse donc là rapidement dans un jugement normatif : l’anormal n’est plus ce que je ne comprends pas, mais ce qui ne suit pas la route qu’il devrait suivre.
Il y a donc un risque de confusion entre l’anomal et l’anormal : « l’anomal » est un terme dont le sens est descriptif – « ce qui sort de l’ordinaire, ce qui ne suit pas de règle établie ». Étymologiquement, l’anomal est « ce qui ne suit aucune loi », même si aujourd’hui cela signifie aussi « l’irrégulier », « ce qui dévie de la règle » – mais toujours en un sens descriptif. « L’anormal », au contraire, a bien un sens normatif – puisqu’il signifie « ce qui n’est pas conforme, ce qui va à l’encontre de la règle ». On passe donc ici d’une description à un jugement de valeur. Plus encore, de jugement est caractérisé par un dualisme : ce qui n’est pas comme serait nécessairement contre ; ce qui est en dehors est plus hostile qu’étranger. Cela suppose, à nouveau, qu’il n’y aurait en fait qu’une seule façon de vivre possible.
Quels problèmes ce présupposé pose-t-il, au niveau des normes éthiques par exemple ? À quel jugement de valeur implicite obéit ce préjugé (qu’on mobilise sans s’en rendre compte) suivant lequel ce qui est en dehors de la norme lui est toujours contraire, voire inadmissible ou dangereux ? Au contraire, y aurait-il un sens à se demander s’il est vraiment normal d’être (toujours) normal ? N’y a-t-il pas au contraire un côté inévitablement « normal » à se sentir ou à être « anormal » (cf. le cas de la maladie, par exemple) ?
Mais le sens normatif de normal implique bien d’autres jugements de valeurs implicites dans des utilisations contradictoires. Est ainsi « normal », dans le langage courant, ce qui est simplement moyen, dépourvu de tout caractère extraordinaire, banal, sans relief, ce qui n’a rien de spécial. « L’anormal » peut ainsi être valorisé comme plus libre, plus novateur, au point de se donner comme un exemple à suivre malgré toutes les normes en vigueur (cf. l’avant-garde des normes artistiques).
Ce dernier sens de normal (compréhensible pour nous) n’éclaire-t-il pas l’alternance que propose Kuhn entre la crise du paradigme (lors d’une révolution scientifique) et le besoin de fonctionner en mode normal ? Cela semble montrer qu’on ne peut passer systématiquement d’une norme à l’autre sans prendre le temps de tester la première ; or cette temporalité spécifique n’appartient-elle justement pas à l’idée même de norme : la généralité à laquelle prétend une norme pour être vraiment une norme (sortir de l’ici et maintenant) ne se traduit-elle pas par une certaine plage de temps durant laquelle la norme est mise à l’essaie et tente d’acquérir une certaine généralité ? S’il est parfois salutaire de changer de norme, n’a-t-on justement pas toujours besoin d’avoir une norme, quelle qu’elle soit ? De sorte que prétendre fonctionner en dehors de toute norme ne serait-il pas de toute façon illusoire ?
Pourtant, une telle inversion de valeur (entre normal et anormal) n’est pas évidente. On le voit bien en la rapprochant de cette autre utilisation normative de « normal » : le normal signifie souvent « ce que l’on peut comprendre », ce qui nous paraît logique, naturel, explicable. Cela semble impliquer (négativement) que l’on manque de critères, de moyens pour comprendre celui qui tente de proposer des nouvelles normes ; démunis, pris dans nos normes, on manque de temps et de recul pour juger la pertinence de sa proposition. On comprend d’autant mieux pourquoi on apparaît toujours anormal avant de devenir normatif, comment donc, la différence est d’abord ténue entre l’anomalie créatrice et l’anormalité pathologique – pour reprendre les termes de Canguilhem.
Cette ambiguïté de valeur n’est-elle pas ce qui permet positivement de réinterpréter la normativité au sens de création et proposition de nouvelles normes ? On rejette souvent d’emblée une norme nouvelle comme une anormalité, faute d’en comprendre le sens. Pourtant, en tant que norme elle-même, elle ne peut jamais être purement négative : elle est toujours le fait d’une décision normative. Une « norme anormale » reste une norme pou quelqu’un. Une norme s’accompagne toujours du point de vue normatif dans lequel elle s’inscrit : même si elle ne se proclame pas nécessairement « normale » (au sens d’une portée universelle) elle reste normative au sens où elle induit une conduite. Toute norme (sociale ou individuelle) ne serait-elle donc pas, dès lors, jugée relativement d’après un point de vue normatif ? On touche ici au problème de l’interprétation de la norme : elle n’a d’existence et d’effectivité que relativement à son interprétation – interprétation elle-même conditionnée par d’autres normes. Cela expliquerait peut-être qu’on n’est jamais normatif ex nihilo mais que le retravail normatif des normes se fait dans l’immanence des normes extérieures qui tendent à normaliser l’individu.
Ainsi, une particularité de la norme se manifeste encore par les dérivés plus descriptifs du terme « norme » : une norme n’existe jamais toute seule parce qu’on ne peut pas instaurer une norme sans s’appuyer sur une norme antécédente. La limite est donc entre la proposition de nouvelles normes et le refus de toute norme (anomie, ou désintégration du système de normes collectives au sein des sociétés individualistes. Cf. Durkheim), le moment où l’individu est laissé à lui-même et confronté à sa seule capacité à devenir normatif. On le voit, les normes ne se créent pas à partir de rien : la normativité n’est pas donnée, elle se construit par le biais d’une réflexion sur les normes qui sont les nôtres, ou qui sont celles de la société dans laquelle on vit. Par exemple, l’enfant a besoin de règles avant d’être en mesure de se forger ses propres règles (des normes sociales ou des normes pédagogiques).
Que nous dit l’immanence de la normativité individuelle à la normativité sociale, du point de vue anthropologique,quant à la dimension culturelle, sociale, institutionnalisée de nos comportements ? Cela ne fait-il pas apparaître le paradoxe suivant : la société est probablement le lieu le plus normé, le plus traversé de normes, tout en étant le lieu d’une possible remise en question de ces normes – et ce dans la mesure où l’objet (l’homme) est justement le moins déterminable, unifiable et objectivable (par rapport à un produit ou à un langage par exemple) ? Enfin, s’il y a effectivement quelque chose comme une « science des normes » (idée à laquelle on était arrivé à la fin de la première discussion) celle-ci connaîtra sans doute les normes dans leur fonction régulatrice – de façon descriptive – mais pourra-t-elle en dégager des interprétations prescriptives ? Quel serait le lien entre théorie et pratique, dans la perspective de cette science ?
Le problème est le suivant : est-il possible de délimiter théoriquement la frontière entre norme et valeur, de manière à l’appliquer dans une étude de terrain ? En fait, cela pose la question : une telle différence existe-t-elle ?
L’étude (théorique et « de terrain ») concerne les discours qu’on porte sur la science, parmi les acteurs de la recherche. Cette étude relève donc des « Sciences de l’information et de la communication ».
On se rend assez vite compte qu’entre les termes de « valeur » et « norme », l’un remplace souvent l’autre, et il y a une assez grande confusion entre ces notions dans les études qui les ont pourtant prises pour objet.
Pour essayer de voir « quand » on est dans la valeur et « quand » on est dans la norme, on peut partir des définitions données par les chercheurs sur cet objet.
Ainsi pour François Audigier, les valeurs sont « des références morales et éthiques qui instruisent un jugement sur l’homme et la société, qui sont fondées sur lui ». On peut retenir le statut des valeurs comme références (pour des jugements de valeurs) ; et pourtant, immédiatement, on se rend compte qu’avec cette idée de fonctionnement comme un critère, cette référence est proche de la notion de norme !
Ensuite, pour Merton (dans la perspective d’une sociologie institutionnelle de la science) la définition de la science repose avant tout sur des valeurs et des normes : ainsi définit-il la science comme « une institution qui repose sur un ensemble de valeurs et de normes auxquelles le scientifique est censé devoir se conformer : elle n’est ni un ensemble de connaissances, ni un ensemble de méthodes ». Son étude porte donc sur les normes de comportements, des habitudes qui guident les scientifiques. Or on voit, avec cette idée, que normes et valeurs sont étudiées en bloc.
Dans le cadre d’une analyse des discours (en l’occurrence de la propagande) Durandin propose cette définition des valeurs : « les critères du désirable propres à une société donnée », et inversement les contre-valeurs seraient « les critères du haïssable ». En pratique, le même terme de « valeur » est utilisé pour désigner ces deux contraires.
Devant l’impasse d’une distinction conceptuelle claire entre valeur et norme, on peut peut-être considérer que cette distinction n’est pas essentielle au propos, qu’on n’en a pas tant besoin qu’on le croyait au départ. Tout dépendrait en fait du problème que l’on veut résoudre avec ces deux concepts : si c’est d’un seul et même problème qu’il s’agit, alors « valeur » et « norme » sont, de fait et pour nous, la même chose. Du moins pour le problème qui nous occupe et relativement à lui, s’il existe une différence, elle n’est pas pertinente : les deux réalités jouent le même rôle dans le processus qu’on chercher à décrire.
On peut enfin essayer de comprendre et distinguer ces mots à partir du sens commun : dans le langage courant, une valeur est ce qu’on juge digne d’estime selon tel ou tel niveau d’évaluation (moral, politique, etc.). De même, on comprend assez intuitivement que les valeurs fassent « système » pour définir plus ou moins explicitement ce qu’on considère comme beau ou bien, etc. On voit enfin qu’il y a au moins deux échelles à cette attribution de valeur : on juge d’un point de vue personnel ou bien en se référant à des critères communs (issus de la société). Dans les deux cas, les valeurs sont en quelque sorte données comme des idéaux à atteindre ou à défendre. À nouveau, on voit que derrière la valorisation il y a une forme d’impératif (« à atteindre », « à défendre ») qui prend la forme d’une norme de la façon la plus évidente à l’échelle sociale : « c’est comme cela qu’on doit penser ».
Une des difficultés semble tenir au fait que les valeurs (et les normes !) sont toujours interprétées subjectivement – et que cette interprétation obéisse elle-même à des normes (modèles d’intelligibilité, façons d’argumenter justifiante, condition de légitimité etc.) et derrière cela à des valeurs !
Plutôt que d’essayer de trouver une réponse théorique dans l’effort de définition des notions, on peut aussi consulter ces études pour chercher comment, pratiquement, elles ont différemment utilisé ces deux termes, « valeur » et « norme ».
Merton va ainsi proposer d’identifier et de décrire les valeurs défendues par la communauté scientifique : il appelle cela « des normes éthiques », en lien avec des impératifs moraux – ce qui ne va pas sans embrouiller les choses. En voici par exemple une liste : universalisme, communalisme, désintéressement, scepticisme organisé, l’humilité, la rationalité, la neutralité émotionnelle, l’individualisme. Ce sont là autant de choses identifiées dans les discours comme ce que les chercheurs eux-mêmes qualifient « d’attendus » de la part des chercheurs. Ces attentes, extérieures et neutres, ce sont des normes ; or, en elles mêmes ces normes sont des valeurs : dans leur discours, les chercheurs défendent en leur nom propre la valeur d’honnêteté, d’intégrité, d’initiative, d’innovation, etc. comme des choses « vers quoi ils veulent tendre ». Ce désir est bien le propre de la valeur – c’est ce qui vaut quelque chose, étant reconnu par eux-mêmes personnellement.
Devant cette impasse, la question qui nous intéresse plus précisément est en fait la suivante : comment les acteurs expriment des valeurs et s’approprient des normes ?
Cette question suppose de faire rapidement une différence entre ce qui est de l’ordre de la valeur individuelle, de l’ordre de la valeur collective et de ce qu’on peut appeler « norme ». Or c’est là quelque chose de vraiment très difficile, parce que la première chose à faire, c’est de distinguer deux fonctionnements de la valeur entre « valeur déclarées » et « valeur implicites ». On est ici confronté à la différence qui peut exister entre ce qu’on fait et ce que l’on dit qu’on fait, entre les valeurs qu’on manifeste dans nos discours et celles qu’on trahit dans nos actions.
Ainsi, à l’analyse de Merton (qui cherche dans les entretiens avec les chercheurs « quelles sont les normes des scientifiques ? »), on a pu répondre qu’en décrivant la pratique des chercheurs plutôt que d’écouter leurs discours, on se rend compte qu’un plus grand nombre de situations manifestent des normes opposées en valeur à celles qu’on prétend correspondre à nos valeurs ! Ainsi on constate nombre de fraudes, des pratiques du secret, des attachements partisans aux idées, etc.
D’où la nouvelle question : comment comprendre cette contradiction, comment concilier les valeurs prônées et des comportements allant à l’encontre de celles-ci ? Autrement dit, une triple question : quel lien y a-t-il entre la valeur implicite et la la norme de comportement ? Quel lien y a-t-il entre valeur explicite et norme de comportement ? Enfin, quel est le rapport entre ces deux liens ?
Des « théories de la valeur » comme la « théorie des valeurs universelles » de Shalom Schwartz permettent d’aller plus loin en analysant les pratiques et les discours pour identifier, dans des groupes, quelles sont les valeurs auxquelles tous les membres se réfèrent – et donc du coup quelles sont les normes morales effectives dans le groupe. Cela amène à se demander si on ne pourrait pas considérer les normes comme des ressources théoriques – en tout cas dans les discours, ce sont des éléments qui servent à justifier et à légitimer un travail. Ainsi, si quelque chose « colle aux normes », cela devient du même coup légitime, parce que ce serait correspondant à l’idéal, conforme à l’idée.
Du coup, les valeurs (individuelles ou celles de la communauté scientifique) sont à la fois les qualités de ce que doit être un chercheur, ce qu’elle défend comme ce « au nom de quoi » elle agit, mais aussi « ce qui passe dans les pratiques ». En d’autres termes, les normes seraient des dispositifs assurant que les actions soient cohérentes avec les partis pris de la communauté.
Le point de vue subjectif sur les valeurs ouvre une nouvelle question, jusque là ignorée : que se passe-t-il quand on est déçu par la réalité des valeurs effectives du groupes ? C’est par exemple le cas quand on ne retrouve pas dans les pratiques les valeurs auxquelles soi-même on croyait.
Une nouvelle perspective pour avancer pourrait encore être d’inverser l’approche : préférer une entrée par les normes, plutôt que de partir des valeurs. La question ainsi reformulée serait : quel lien unité la norme aux valeurs ? C’est intéressant de partir de ce nouveau point de départ parce qu’on peut d’emblée catégoriser différents types de normes : morales, de comportement, techniques (cognitifs : règle de méthode), etc. Or ces différents types de normes se distinguent moins par leur usage que par leur mode de transmission et d’acquisition : le propre des normes techniques, c’est de devoir être explicitée pour être transmise et appropriée, alors que le propre d’une norme éthique, c’est de rester implicite pour être transmise et appropriée. Donc, ce classement nous permet en fait de rendre compte de la différence entre « valeur implicite » et « valeur explicite » : c’est au contact des scientifiques qu’on s’approprie une norme éthique, et on pourrait même dire que c’est parce qu’on désire appartenir à leur groupe que l’on adhère à ses normes de fonctionnement – sans même pouvoir expliciter ce à quoi on adhère. C’est le désir d’appartenir au groupe qui ferait qu’on a tendance a respecter ses normes plutôt que de les transgresser, alors même qu’on n’y est pas contraint. Si tout reste implicite, dans l’apprentissage d’une norme éthique, c’est parce que c’est la valeur qui transmet en quelque sorte la norme. On le voit bien par l’utilisation des exemples que l’on « donne » comme des modèles à imiter : on n’explicite pas nécessairement « ce en quoi » il faut imiter le modèle – cela n’est en tout cas pas nécessaire pour que celui qui apprend sente et comprenne la norme dont il s’agit.
Peut-on pour autant aller aussi loin que de conclure : « intérioriser ces normes façonnerait la conscience professionnelle » ? On comprend peut-être du coup pourquoi il est sans doute plus facile de remettre en question une norme technique pour en proposer une autre, qu’une norme éthique (pour en proposer une autre) : dépasser une norme ne suppose-t-il pas qu’elle soit explicitée comme norme ?
Enfin, une question plus générale serait la suivante : ne pourrait-on pas, pour distinguer valeur et norme, demander simplement à la personne interrogée si elle vit ce qu’elle ressent comme étant plutôt une valeur (positive, idéale, désirable, etc.) ou plutôt une norme (impératif, obligation, nécessité, exigence, etc.) ?