EHVI
 

La présence corporelle du chercheur sur le terrain

Préparée et animée par Philippe Hert

Compte-rendu de la séance animée par Philippe Hert, le 6 décem­bre 2011.

À partir d’une réflexion en cours autour de sa recher­che en eth­no­lo­gie, Philippe Hert nous a sen­si­bi­lisé à un para­doxe dans lequel se trouve le cher­cheur de ter­rain en scien­ces humai­nes : pris tout entier dans la situa­tion qu’il étudie en inte­rac­tion, le cher­cheur n’échappe pas à un enga­ge­ment de ses affects vis-à-vis des indi­vi­dus et des grou­pes avec qui - pour­tant - il est dans une rela­tion d’étude scien­ti­fi­que, c’est-à-dire la plus objec­tive pos­si­ble.

Qu’ils « orien­tent » son obser­va­tion ou qu’ils trans­for­ment l’acti­vité des popu­la­tions étudiées, ces affects ont en quel­que sorte l’effet de biais struc­tu­rels - car le cher­cheur est néces­sai­re­ment là avec son corps. Comment gérer un tel para­doxe ?

Après avoir montré les consé­quen­ces que risque tou­jours d’entraî­ner une com­plai­sance indif­fé­rente vis-à-vis de ce pro­blème - par exem­ple le cynisme lar­ge­ment incons­cient de celui qui pren­drait la pose du porte-parole pour mieux s’inté­grer dans son ter­rain d’étude - Philippe Hert sou­li­gnait les limi­tes d’une auto­cen­sure posi­ti­viste. S’en tenir aux faits empê­che de rendre la cohé­rence des inte­rac­tions effec­ti­ve­ment obser­vées - et il serait de toute façon impos­si­ble de démê­ler a priori le fait « pur » (c’est-à-dire pré­tendu tel) de son inter­pré­ta­tion.

Ainsi, c’est entre le double écueil de la méconnais­sance et de l’objec­ti­va­tion sys­té­ma­ti­que trop uni­la­té­rale (qui trouve, encore une fois, une limite struc­tu­relle dans la pré­sence cor­po­relle du cher­cheur tout à son ter­rain), Phillipe Hert a pro­posé à la dis­cus­sion une alter­na­tive ori­gi­nale - sous la forme d’une ana­lo­gie.

Le dan­seur, dans sa recher­che d’expres­si­vité cor­po­relle, est dans un rap­port de repré­sen­ta­tion de soi à l’autre qui pour­rait - en un sens - indi­quer la voie au cher­cheur pour assu­mer (et peut-être reven­di­quer) son para­doxe : fai­sant lui-même partie de son propre objet, le cher­cheur eth­no­lo­gue devient très vite observé, lui qui était censé rester l’obser­va­teur. Si donc cette pré­sence du corps affec­tif déforme sub­jec­ti­ve­ment et objec­ti­ve­ment l’étude de l’homme par l’homme, peut-être qu’essayer d’en reven­di­quer la posi­tion « en repré­sen­ta­tion » (d’ailleurs mutuelle, c’est-à-dire en double miroirs) per­met­trait de rec­ti­fier un point de vue qui n’a pour­tant rien perdu de son exi­gence d’objec­ti­vité.

Prendre cons­cience de la cor­po­réité ne suffit pas à se libé­rer des biais qu’elle induit : tout reste à faire, à partir de là, car c’est la manière d’appa­raî­tre concrè­te­ment à l’autre qui doit chan­ger en consé­quence pour que s’amé­liore la rela­tion de toute façon non-natu­relle (c’est-à-dire non-évidente, donc non-ano­dine) entre obser­va­teur et observé.

La piste ouverte par ce chan­ge­ment de pers­pec­tive sur l’étude de ter­rain nous a inter­rogé dans la direc­tions de mul­ti­ples pro­lon­ge­ments pos­si­bles : com­ment l’explo­ra­tion esthé­ti­que du dan­seur (explo­ra­tion spatio-tem­po­relle, phy­sio­lo­gi­que, sémio­lo­gi­que …) permet de mieux com­pren­dre les moda­li­tés d’une étude incar­née en scien­ces humai­nes ? Et com­ment ces mêmes affects (qu’une reconnais­sance du corps permet d’assu­mer de façon expli­cite) y joue­raient-ils un rôle pro­pre­ment cog­ni­tif ? Que nous appren­draient-ils alors de plus que pré­ci­sé­ment les témoi­gna­ges ou les modè­les ne ren­draient pas de façon suf­fi­sam­ment fidèle ?