EHVI
 

« L’ontophylogénèse » et ses implications biologiques : retour sur une conférence

Retour sur la confé­rence de Jean-Jacques Kupiec

Préparation

L’objec­tif de la séance sera de reve­nir ensem­ble sur la confé­rence de Jean-Jacques Kupiec inti­tu­lée « L’onto­phy­lo­ge­nèse » qui a été orga­ni­sée par le labo junior le 24 mai der­nier.

L’idée est de faire un « retour » sur les thèses de Kupiec et leurs impli­ca­tions pour la bio­lo­gie. A partir d’un petit nombre de pistes/ques­tions, on dis­cu­tera des enjeux de ce nou­veau para­digme, des pers­pec­ti­ves qu’il ouvre et des pro­blè­mes qu’il pose. On essaiera de par­ta­ger nos inter­pré­ta­tions de cette alter­na­tive qui ne peut pas lais­ser indif­fé­rent !

Synthèse

Les pro­blè­mes ouverts par la pers­pec­tive de l’onto­phy­lo­ge­nèse nous ont paru pou­voir être ras­sem­blés en cinq grands axes :

  • 1) Le “déterminisme génétique” (et ses implications) est critiqué par une interprétation probabiliste de la causalité biologique

La remise en cause du concept de “pro­gramme géné­ti­que” (et plus pré­ci­sé­ment de la “stéréo-spé­ci­fi­cité” des pro­téi­nes, c’est-à-dire la pré­dé­ter­mi­na­tion de leur par­te­naire d’inte­rac­tion) pro­pose une alter­na­tive à la néces­sité méca­ni­que d’ “expres­sion” des gènes, de déter­mi­na­tion stricte de notre phé­no­type (mor­pho­lo­gie, phy­sio­lo­gie voire com­por­te­ment) par la tra­duc­tion de notre géno­type (infor­ma­tion géné­ti­que). Plus radi­cale que la pers­pec­tive épigénétique (étude de l’impact des fac­teurs envi­ron­ne­men­taux qui trient ou condi­tion­nent l’expres­sion de cer­tains gènes – expres­sion qui n’est donc plus sys­té­ma­ti­que), la thèse de J.-J. Kupiec est la sui­vante : l’expres­sion des gènes est aléa­toire, car les par­te­nai­res d’inte­rac­tion des pro­téi­nes (pour les­quel­les ils codent) ne sont pas pré­dé­fi­nis ; les pos­si­bi­li­tés d’inte­rac­tions sont donc très nom­breu­ses, et la grande régu­la­rité des phé­no­mè­nes bio­lo­gi­ques (condi­tion de via­bi­lité des orga­nisme) s’expli­que par une contrainte phy­si­que (la com­par­ti­men­ta­tion spatio-tem­po­relle dans la cel­lule, qui des­sine des “voies de signa­li­sa­tion”) venant trier les pos­si­bi­li­tés com­bi­na­toi­res. Le fonc­tion­ne­ment orga­ni­que ne repose donc pas sur des lois mais seu­le­ment sur une régu­la­rité pro­ba­bi­liste : puis­que la struc­ture cel­lu­laire est phé­no­ty­pi­que, elle est elle-même la résul­tante de la sélec­tion natu­relle, si bien que – fina­le­ment – tout ce que l’on a cru déter­miné n’est en fait que for­te­ment sélec­tionné. Si “tout est pos­si­ble”, dans l’ordre du vivant, seules cer­tai­nes voies de déve­lop­pe­ment sont quasi-exclu­si­ve­ment pro­ba­bles. Si, comme on le sait, tous les phé­no­mè­nes orga­ni­ques repo­sent sur des inte­rac­tions au niveau molé­cu­laire, on avance alors que la régu­la­rité même cons­ti­tu­tive de ces “phé­no­mè­nes bio­lo­gi­ques” surgit en termes pro­pre­ment sta­tis­ti­ques des inte­rac­tions aléa­toi­res.

A tra­vers deux exem­ples (l’apop­tose et le cancer du colon), on a tenté de com­pa­rer les expli­ca­tions que don­ne­raient les pers­pec­ti­ves ultra-géné­ti­cienne et ultra-dar­wi­nienne : or, le fonc­tion­ne­ment décrit reste inchangé, seule l’inter­pré­ta­tion de la cau­sa­lité (pré­dé­ter­mi­na­tion ou ten­dance ata­vi­que) dif­fère. L’enjeu d’une telle nuance nous a pour­tant semblé de taille : elle montre la néces­sité de pri­vi­lé­gier au maxi­mum la prise en compte des fac­teurs envi­ron­ne­men­taux dans le déve­lop­pe­ment et le fonc­tion­ne­ment orga­ni­que en géné­ral.

  • 2) La “normalité” impliquée par le modèle de la sélection naturelle est inversée en une “innovation” adaptative qui fait héritage

Il nous a semblé qu’une ten­dance lourde dans l’inter­pré­ta­tion de Darwin impli­quait l’idée qu’il faille être dans la norme pour sur­vi­vre ; dans cette pers­pec­tive méca­niste, même si à une cer­taine échelle le vivant est en deve­nir, à l’échelle indi­vi­duelle – par contre – il est marqué par sa fini­tude. Et pour­tant, cela tien­drait plus au dar­wi­nisme qu’à Darwin : sous la plume de ce der­nier, en effet, le moteur de l’Évolution n’est autre que les varia­tions indi­vi­duel­les – autre­ment dit ce qui échappe jus­te­ment à la norme ! Si tous les indi­vi­dus s’étaient confor­més à la norme, s’ils étaient iden­ti­ques, l’Évolution s’arrê­te­rait. Il y a peut-être là un parti pris réso­lu­ment anti­confor­miste, ou en tout cas non-nor­ma­tif – un cer­tain éloge de l’inno­va­tion. Or l’apport actuel du neu­tra­lisme va plus loin encore dans le sens de ce ren­ver­se­ment : le méca­nisme de sélec­tion natu­relle (par la riva­lité et la “survie du plus apte”) ne repré­sen­te­rait qu’une partie mino­ri­taire des méca­nis­mes de l’Évolution ; des phé­no­mè­nes pure­ment sta­tis­ti­ques – comme la « dérive géné­ti­que », par exem­ple – pour­raient mieux rendre compte de l’Évolution à partir du hasard seul (c’est-à-dire des effets sta­tis­ti­ques qu’il impli­que). La nor­ma­lité n’a plus de sens, et l’on ne s’inté­resse donc plus qu’aux varia­tions et à leurs ten­dan­ces à grande échelle : on voit là la dis­so­lu­tion de cet aspect « nor­ma­tif » qui de toute façon fai­sait pro­blème chez Darwin, puisqu’on expli­quait « l’avan­tage » qui ren­dait « le plus apte » par son résul­tat effec­tif – la survie – et inver­se­ment, on expli­quait la survie par cet avan­tage du plus apte.

Mais ce n’est pas tout : la pers­pec­tive ouverte par Kupiec pour­rait rendre jus­tice à toute la dimen­sion posi­tive de l’adap­ta­tion et de la plas­ti­cité du vivant : là où un dar­wi­nisme strict ne voit qu’un effet indi­rect et néga­tif – une sorte de nive­lage par le bas, puis­que ce sont les moins adap­tés qui sont écartés, Kupiec affirme qu’une “marge de hasard, contrô­lée, est utile aux orga­nis­mes pour créer de la diver­sité – [c’est-à-dire] des lignées cel­lu­lai­res dif­fé­ren­tes – et s’adap­ter à tous les types de situa­tion aux­quels ils sont confron­tés”. Cette pers­pec­tive per­met­trait peut-être de mieux com­pren­dre com­ment la fré­quence de muta­tions géné­ti­ques peut aug­men­ter chez un indi­vidu en situa­tion de stress. La robus­tesse, au contraire, et la sta­bi­lité de la struc­ture glo­bale ne s’expli­que­raient plus parce qu’ins­crite dans le code géné­ti­que, elle serait “gravée dans le marbre”, mais parce que la modi­fi­ca­tion appor­tée dans la com­par­ti­men­ta­tion phy­si­que de la cel­lule ger­mi­nale influen­cera direc­te­ment le déve­lop­pe­ment de la des­cen­dance. Un point cepen­dant ne nous est pas apparu clair : si J.-J. Kupiec montre bien la cau­sa­lité bila­té­rale entre phé­no­type et géno­type, com­ment les modi­fi­ca­tions phé­no­ty­pi­que à l’échelle d’un organe (par exem­ple) peu­vent se tra­duire dans la struc­ture cel­lu­laire des gona­des – puis­que ne seront héré­di­tai­res que les carac­tè­res pré­sents dans les gamè­tes ?

  • 3) L’hypostase de l’individu est “rectifiée” : ce n’est qu’un point de vue, une échelle relative dans la grande unité de la vie (de ses niveaux)

Avec l’idée de “com­pé­ti­tion cel­lu­laire” (voire de “com­pé­ti­tion molé­cu­laire”) impli­quée par le dar­wi­nisme de cette théo­rie (puis­que la dif­fé­ren­cia­tion cel­lu­laire, en plus d’être condi­tion­née par les événements aléa­toi­res à l’inté­rieur de la cel­lule souche, est encore condi­tion­née par la riva­lité et les inte­rac­tions de la cel­lule avec ses voi­si­nes), il faut conclure que l’indi­vi­dua­lité n’est pas indi­vi­si­ble – même du point de vue d’un fonc­tion­ne­ment holis­ti­que de l’orga­nisme. Loin d’être un niveau absolu, l’indi­vidu est un niveau d’ana­lyse qui semble n’avoir aucune per­ti­nence bio­lo­gi­que dans ce modèle expli­ca­tif. Pris entre deux méca­nis­mes de hasard-sélec­tion (macro­sco­pi­que et micro­sco­pi­que), l’indi­vidu est d’autant plus rela­ti­visé qu’il n’est consi­déré que comme une partie – ponc­tuelle – de la lignée généa­lo­gi­que, seul phé­no­mène vrai­ment réel “qui voit se suc­cé­der des phases cel­lu­lai­res et mul­ti­cel­lu­lai­res” à l’infini. Mais c’est à une ana­lyse mul­tis­ca­laire que cet absolu est sacri­fié : ce que J.-J. Kupiec thé­ma­tise, c’est la pro­fonde unité du vivant – un vaste phé­no­mène mul­ti­di­men­sion­nel d’inte­rac­tions à plu­sieurs échelles (molé­cu­laire, cel­lu­laire, tis­su­laire, indi­vi­duelle, sta­tis­ti­que). Il nous a semblé que le vivant, dans cette pers­pec­tive, n’était plus l’affaire d’un être, mais un pro­ces­sus d’émergence dans lequel chaque niveau par­ti­cipe et par lequel, en retour, il est modi­fié. La “lignée généa­lo­gi­que” serait à ce titre trans­ver­sale, offrant un point de vue d’où aper­ce­voir l’imbri­ca­tion des niveaux. Comme dans la bio­lo­gie des sys­tè­mes com­plexes, le propre de l’onto­phy­lo­ge­nèse serait de mon­trer com­ment, de l’inte­rac­tion entre tous ces niveaux, émergent des effets à toutes les échelles ! Cela per­met­trait de poser à nou­veaux frais la ques­tion des limi­tes per­ti­nen­tes pour poser, en bio­lo­gie, la ques­tion du vivant – entre le gène, la cel­lule, l’indi­vidu, l’espèce … De plus, la pers­pec­tive consis­tant à tout conce­voir dans le réfé­ren­tiel de la lignée généa­lo­gi­que per­met­trait deux choses : d’une part consi­dé­rer la conti­nuité dans le temps des pro­ces­sus bio­lo­gi­ques, et d’autre part de sortir du solip­sisme dans lequel on envi­sage trop sou­vent l’orga­nisme – pour, au contraire, ne plus l’envi­sa­ger que dans sa rela­tion au milieu (fac­teur envi­ron­ne­men­tal) et aux autres (dimen­sion sta­tis­ti­que).

Il nous a donc semblé que c’était moins la notion d’indi­vidu en tant que telle qui était remise en cause par cette théo­rie que sa défi­ni­tion géné­ti­que (comme un géno­type) qui impli­que de le consi­dé­rer comme sub­stan­tiel (ayant un contenu : son “pro­gramme” de déve­lop­pe­ment) et fermé sur lui-même. Cette ré-inter­pré­ta­tion d’une indi­vi­dua­lité ouverte et en deve­nir, rela­ti­vi­sée et inté­grée à l’unité pro­fonde du vivant, semble confir­mée par l’idée d’un génome par­tagé non plus par une espèce mais par l’ensem­ble des vivants – avec le fait, par exem­ple, que 10% de la séquence géné­ti­que humaine serait d’ori­gine virale. De plus en plus, la ques­tion de l’unité de l’indi­vidu (dans son accep­tion étymologique, “ce qu’on ne peut pas divi­ser” sans en perdre l’unité cons­ti­tu­tive, donc sans le détruire) a été réin­ter­pré­tée en unité glo­bale du vivant où les “limi­tes” seraient des bar­riè­res phy­si­ques (l’inté­grité immu­ni­taire du corps indi­vi­duel, l’inter­fé­condité fixant les limi­tes d’une espèce, etc.) dis­crè­tes mais mal­léa­bles. L’insis­tance de J.-J. Kupiec sur l’omni­pré­sence, dans toutes les échelles du vivant, de la repro­duc­tion en serait le signe. Enfin, il nous est apparu que non seu­le­ment la notion d’indi­vidu y était cri­ti­quée (et non niée), mais cette pers­pec­tive nous semble donner un sens plus pro­fond à l’iden­tité de l’indi­vidu : dans la mesure où, ce qui contraint le hasard et limite les pos­si­bles, ce n’est plus un pro­gramme mais l’accu­mu­la­tion des varia­tions struc­tu­rel­les fixées (qui peu­vent elles-mêmes être remi­ses en cause par le même pro­ces­sus aléa­toire qui les a géné­rées), alors on peut conce­voir une indi­vi­dua­lité qui est à la fois au croi­se­ment de l’inte­rac­tion avec les autres (à grande échelle, au niveau sta­tis­ti­que) et dans l’ouver­ture d’une his­toire accu­mu­lée des adap­ta­tions.

Une der­nière dimen­sion reste cepen­dant ouverte : si l’indi­vidu n’est qu’une échelle rela­tive d’où consi­dé­rer l’unité glo­bale du vivant, il reste que c’est aussi et en même temps l’échelle et le point de vue pri­vi­lé­gié du com­por­te­ment, c’est-à-dire de l’inte­rac­tion avec le milieu, et donc de la sub­jec­ti­vité. Peut-être y a-t-il une cer­taine forme d’irré­duc­ti­bi­lité de l’indi­vi­dua­lité à la lignée généa­lo­gi­que – d’abord et sim­ple­ment parce qu’au moins un vivant, l’être humain, vit à l’échelle de sa propre exis­tence. Cette pers­pec­tive du “hasard sous contrainte” nous permet ainsi de penser l’indi­vidu en cons­tant deve­nir, c’est-à-dire tendu entre ce que le hasard a de néga­tif – une indif­fé­rence invi­va­ble – et de posi­tif (une ouver­ture radi­cale des pos­si­bles).

  • 4) Contre le modèle trompeur de “programme“, il faut préciser la signification, le statut et la portée du hasard (et de ses effets statistiques)

En affir­mant que le même méca­nisme de “hasard sous contrainte” expli­que l’Évolution des espè­ces aussi bien que le déve­lop­pe­ment des orga­nis­mes indi­vi­duels, le para­digme de l’onto­phy­lo­ge­nèse ques­tionne l’idée même d’orga­ni­sa­tion bio­lo­gi­que. Lorsqu’il cri­ti­que l’idée d’ “ordre à partir de l’ordre” déve­lop­pée par Schrödinger dans Qu’est-ce que la vie ?, J.-J. Kupiec remet en cause le mode d’intel­li­gi­bi­lité même du vivant inau­guré alors : le modèle du “code”, la méta­phore de l’ “infor­ma­tion”, du “cris­tal apé­rio­di­que” (pour repren­dre l’expres­sion de Schrödinger”). Le para­digme lin­guis­ti­que, pris à la lettre à l’époque de la cyber­né­ti­que, par exem­ple, pro­po­sait une alter­na­tive à la fois à la cau­sa­lité méca­ni­que clas­si­que et au fina­lisme plus ou moins expli­cite : un super-ordre vir­tuel s’auto-réa­li­se­rait en une struc­ture tri­di­men­sion­nelle com­plexe fonc­tion­nant en plus de manière homéo­sta­ti­que (par auto-régu­la­tion). Or, dès Ni Dieu ni gène, J.-J. Kupiec cri­ti­que le pré­sup­posé du concept de “pro­gramme géné­ti­que” : il revient à sup­po­ser un ordre intel­li­gent. Puisqu’on expli­que depuis Darwin l’évolution des espè­ces à partir d’un méca­nisme aveu­gle (donc sans inter­ven­tion d’un plan intel­li­gent), on fait jouer au hasard sous contrainte le même rôle expli­ca­tif – un fac­teur aveu­gle mais cons­truc­tif – pour un autre phé­no­mène bio­lo­gi­que, à savoir l’ordre auto­ré­gu­la­teur du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que. La thèse de l’onto­phy­lo­ge­nèse, comme son nom l’indi­que, va même plus loin : il ne s’agit pas d’une simple ana­lo­gie, car c’est le même pro­ces­sus qui est en jeu à ces deux échelles.

Avec l’éclairage du neu­tra­lisme, il nous a même semblé que les effets sta­tis­ti­ques du hasard “triaient” aussi bien que la sélec­tion natu­relle les dif­fé­ren­tes muta­tions. En ce sens, le fait que la com­par­ti­men­ta­tion spa­tiale de la cel­lule souche soit héri­tée de l’Évolution laisse penser que l’aléa­toire de l’expres­sion des gènes est sta­bi­li­sée par une accu­mu­la­tion dans le temps his­to­ri­que de ces mêmes muta­tions. Dès lors que l’impor­tance du méca­nisme de sélec­tion natu­relle est rela­ti­visé par rap­port aux effets sta­tis­ti­ques liés au hasard lui-même, tout semble se pas­sait comme si l’impor­tance du fac­teur sto­chas­ti­que était tel que, dans l’ordre bio­lo­gi­que, le hasard s’auto-sta­bi­li­sait – de manière ana­lo­gue à la “loi des grands nom­bres” entre la micro­phy­si­que et la phy­si­que macro­sco­pi­que. Sans aller jusqu’à l’idée déve­lop­pée par Schrödinger – les muta­tions géné­ti­ques ne seraient rien d’autre que la varia­tion quan­ti­que des molé­cu­les com­po­sant le code géné­ti­que -, on peut se deman­der quel est le rap­port entre la régu­la­rité sta­tis­ti­que des phé­no­mè­nes phy­si­ques intrin­sè­que­ment sto­chas­ti­ques et la sta­bi­lité tout aussi sta­tis­ti­que du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que. Qu’en est-il notam­ment du fac­teur his­to­ri­que qui joue un si grand rôle dans la sta­bi­li­sa­tion du fonc­tion­ne­ment orga­ni­que – est-il le propre d’une “mémoire” cons­ti­tuée par l’auto-répli­ca­tion de cer­tai­nes struc­tu­res phy­si­ques bien par­ti­cu­liè­res (brins d’ADN), ou bien est-il réduc­ti­ble aux phé­no­mè­nes d’accré­tion (pour la for­ma­tion des pla­nè­tes, par exem­ple) ? Est-ce que la loi des grands nom­bres ne serait pas com­mune aux hasards phy­si­que et bio­lo­gi­que – à la dif­fé­rence tou­te­fois (une dif­fé­rence de moda­lité) qu’il devient un méca­nisme “d’essai et d’erreur” infi­ni­ment répété à toutes les échelles lorsqu’il s’appli­que à des phé­no­mè­nes qui se repro­dui­sent au lieu de sim­ple­ment se répé­ter. Il nous a semblé que le couple “hasard” / “sta­tis­ti­que” ren­dait assez bien compte de la ten­sion entre “deve­nir” et “poids de l’his­toire” dans laquelle se joue le fonc­tion­ne­ment orga­ni­que en inte­rac­tion avec le milieu. Enfin, on s’est demandé si une telle pers­pec­tive uni­taire sur tous les phé­no­mè­nes bio­lo­gi­ques (sur­tout s’ils sont inté­grés à une expli­ca­tion phy­si­que uni­ver­selle) ne pré­sen­tait pas le défaut d’une théo­rie du Tout, ou si au contraire la grande place qu’elle lais­sait à l’indé­ter­mi­na­tion y ren­dait le sys­té­ma­tisme impos­si­ble.

  • 5) Si l’ordre biologique relève, comme la régularité physique, de “l’ordre à partir du désordre“, que signifie la question de l’originalité de la vie ?

Nous avons enfin cher­ché à retrou­ver, du point de vue de cette pers­pec­tive nou­velle, les inter­ro­ga­tions plus clas­si­ques de nos pré­cé­den­tes séan­ces – en par­ti­cu­lier le pro­blème d’une spé­ci­fi­cité du bio­lo­gi­que par rap­port au phy­si­que, donc de l’irré­duc­ti­bi­lité d’une connais­sance bio­lo­gi­que par rap­port à une science phy­si­que qui pré­ten­drait la réduire. Or, avec l’échec d’une théo­rie de l’infor­ma­tion, il nous a semblé que la seule thé­ma­ti­sa­tion expli­cite d’une ori­gi­na­lité onto­lo­gi­que du vivant sur l’inerte avait dû être aban­don­née : si l’ordre bio­lo­gi­que n’est pas “intel­li­gent” mais relève au contraire du même mode d’intel­li­gi­bi­lité causal (inté­grant une forte com­po­sante sto­chas­ti­que, donc rela­ti­ve­ment indé­ter­mi­niste) que les phé­no­mè­nes phy­si­ques, alors l’ori­gi­na­lité du vivant ne sau­rait être une dif­fé­rence radi­cale. La théo­rie de l’onto­phy­lo­ge­nèse nous semble par­ve­nir à rendre compte de l’ordre pro­pre­ment bio­lo­gi­que – c’est-à-dire de l’orga­ni­sa­tion – sans faire appel à un “super-ordre”, mais en mobi­li­sant au contraire uni­que­ment des fac­teurs ayant leur équivalent en phy­si­que : le hasard et les effets sta­tis­ti­ques. Seule l’auto-répli­ca­tion semble alors dif­fé­ren­cier les ordres de phé­no­mè­nes, et cette dif­fé­rence nous a semblé cap­tu­rée par le concept de “pro­priété émergente”. L’ori­gi­na­lité du vivant tien­drait à son statut (pour ne pas dire sa nature) de pro­priété émergente de la matière – ce qui garan­ti­rait par là la spé­ci­fi­cité de la bio­lo­gie, puisqu’un réduc­tion­nisme phy­si­que (rédui­sant le tout à l’enchaî­ne­ment de ses par­ties) nie­rait jus­te­ment la consis­tance propre de l’objet. La dis­cus­sion devra cepen­dant se pro­lon­ger quant à ce que signi­fie, pour les vivants, que leur vie soit une pro­priété émergente ; en d’autre termes, puis­que ce statut de pro­priété émergente exclut une expli­ca­tion exclu­si­ve­ment méca­niste, il ouvre la pos­si­bi­lité d’une appro­che com­plé­men­taire à l’objec­ti­va­tion bio­lo­gi­que – une ten­ta­tive pour com­pren­dre quel saut qua­li­ta­tif vient per­met­tre l’émergence, lors­que, d’un enchaî­ne­ment de hasards sous contrainte, elle rend pos­si­ble à un orga­nisme d’inte­ra­gir avec le milieu bio­ti­que et abio­ti­que.

De là on peut penser un double enjeu éthique et épistémologique : certes, inter­pré­ter ce qui est “propre” au bio­lo­gi­que comme n’étant qu’une pro­priété émergente permet de dépas­ser les pro­jec­tions anthro­po­mor­phi­ques (qui vien­nent de ce que nous vivons à cette même échelle indi­vi­duelle) ; mais com­ment inté­grer l’humain – avec ce qui fait sa spé­ci­fi­cité bio­lo­gi­que – dans une telle réduc­tion métho­do­lo­gi­que ? Quelle signi­fiance la dimen­sion exis­ten­tielle et cons­ciente du sujet humain prend-elle dans une pers­pec­tive stric­te­ment bio­lo­gi­que ?