Février 2010
Cette deuxième séance du laboratoire junior EHVI s’est déroulée ainsi : dans un premier temps, les intervenants ont présenté le fruit de leur réflexion à deux puis, la discussion avec les autres membres du laboratoire présents s’est engagée. Cette séance a été ainsi l’occasion d’expérimenter l’interdisciplinarité sur un double registre (en amont, entre les deux intervenants et, pendant la séance, entre l’ensemble des participants), produisant des effets heuristiques extrêmement féconds.
Dans un premier temps, les intervenants sont revenus sur le concept d’adaptation tel qu’il est utilisé en biologie de l’évolution et, dans ce cadre, sur l’article dans lequel Gould et Vrba proposent le concept d’exaptation comme alternative au finalisme que contient la notion d’adaptation. Contre l’adaptationnisme naïf qui consiste à postuler que tout caractère ou structure s’explique par une parfaite adaptation au milieu, Gould et Vrba proposent de distinguer les adaptations des exaptations. Par exaptations, ils désignent ainsi des caractères ou traits qui peuvent acquérir des fonctions nouvelles qui se superposent aux anciennes, s’y substituent ou viennent remplir un vide fonctionnel antérieur. Par la suite, les enjeux théoriques du concept, c’est-à-dire les problèmes auquel il est une solution, ont été présentés. Il permet ainsi de penser l’articulation entre une fonction d’origine et une fonction dérivée en montrant la polyfonctionnalité d’une structure. L’exaptation est en outre un concept faisant une part éminente à l’historicité pour rendre intelligible une structure observée au présent. Même si le mot renvoie à la structure et pas au processus chez Gould, c’est la structure dans son rapport à une certaine historicité qu’il permet de penser. L’exaptation repose ainsi sur une relation asynchrone entre la structure et la fonction, c’est-à-dire que la structure a une inertie qui dure même quand les conditions extérieures changent et c’est ce décalage qui la rend possible pour une autre fonction.
La seconde partie de la séance a été l’occasion de revenir rapidement sur la théorie dispositionnelle de Pierre Bourdieu pour montrer, par la suite, en quoi le déplacement du concept d’exaptation en sociologie (et, plus largement , en sciences humaines et sociales) permet d’injecter de la contingence dans la systématique bourdieusienne pour penser les trajectoires singulières, non comme exceptions à la norme, rares et infimes, mais comme étant la norme elle-même, omniprésentes et effectives. Un terme manquant implique qu’une réalité est sous-évaluée. Sa réapparition permet de renverser les rapports entre norme et anomalie : ce qui était jusque-là la norme n’est plus qu’un cas particulier pour une théorie plus englobante et matricielle (Bachelard). Nous reprenons ainsi le postulat bourdieusien selon lequel le monde social est toujours déjà donné mais pas l’implication logique selon laquelle il se développe par reproduction à l’identique : le donné n’est en effet pas seulement susceptible de reproduction du même mais aussi de subversion dès que les conditions extérieures changent. Cette subversion, ce décalage bien analysé par Michel De Certeau, est le principe non d’une répétition mais d’une récupération du donné (ici les dispositions), d’une répétition différentielle et différentiante, au sens littéral, d’une re-production.
Une telle approche s’insère dans le sillage ouvert par Bernard Lahire dans sa pluralisation de l’habitus bourdieusien, en y proposant un nouveau concept qui a pour fonction de rééquilibrer les rapports de détermination entre agent et champ, donnant une initiative aux acteurs, sans pure liberté de création, sans réflexivité nécessaire, dans la capacité de micro-décalage subversif produisant des exaptations. Cette capacité n’est en effet induite que par le changement des conditions extérieures et une plasticité adaptative de la disposition. La fécondité de l’usage du concept d’exaptation en sciences sociales a enfin été rapidement illustrée par son application à la circulation des idées politiques.
La discussion avec des doctorants issus de disciplines différentes a permis d’approfondir plusieurs points de la démonstration et d’ouvrir plusieurs questions qui nécessitent d’être approfondies :